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31 octobre 2012 3 31 /10 /octobre /2012 19:46

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Les deux Reines de la Nuit des Morts




L'automne battait son plein au pays des Il Etait une Fois. Le Roi veuf était las d’Astrid, sa fille unique, car celle-ci repoussait tous ses prétendants les uns après les autres. Il fallait pourtant la marier, car le Royaume allait mal et seule une union tactique pouvait le sauver. En fait de Royaume, il s’agissait du plus petit et du plus médiocre de tous, « Tellement médiocre » disait le Roi « que l’on m’a fichu en guise de fille unique la plus difficile et la plus têtue des jeunes femmes, sans même me laisser le luxe d’un second rejeton pour sauver la mise ». Et suite à cela, il soupirait, car il regrettait beaucoup sa défunte épouse et aimait tendrement sa fille malgré tout. Il était presque aussi malheureux qu’elle de la nécessité de devoir la marier. A chaque fois que le Roi abordait la question devant Astrid, cette dernière lui répondait « Père, j’épouserai la personne dont je verrai l’âme avant les artifices. » Et comme si cela concluait l’affaire, Astrid repartait dans la cour de leur vieux château fatigué pour s’y amuser à combattre tout et n’importe quoi : les murs, les talus, les abreuvoirs à chevaux et les gardes qui osaient encore s’aventurer par là. Ces derniers étaient presque tous aussi âgés et usés que le château et la perspective de se faire assaillir par une jeune Princesse agile et débordante de vigueur ne les réjouissait guère, aussi préféraient-ils éviter son périmètre autant que faire se pourrait.


    On apprit que le Monarque du Royaume voisin cherchait depuis peu à donner la main de son premier enfant dont on avait jusqu’alors ignoré l’existence. Sa fille avait épousé le Roi d’une contrée très lointaine et était partie s’y installer, laissant son père seul dans son magnifique Royaume. Cela n’avait étonné personne car l’homme était réputé pour être extrêmement mauvais et cruel. La surprise fut en revanche de taille lorsqu’il annonça qu’il lui restait un enfant à marier. Le Royaume était certes fort grand, fort beau et fort riche, mais l’idée d’épouser un Prince dont nul n’avait jamais entendu parler découragea beaucoup les prétendantes. On n’avait, de plus, guère coutume d’aller présenter sa fille à un Prince qui n’avait jamais accompli quelque exploit que ce fut et le détail qui survint bientôt, révélant que le premier enfant du Roi était en réalité victime d’un sortilège, n’arrangea rien à l’affaire. En ces temps-là, il y avait bien trop de beaux Royaumes, de Princes valeureux et de Princesses charmantes pour que l’on tienne à se compliquer l’existence avec un Prince mal assumé et de surcroît maudit.

 


    Cent. C’est lorsque le manège de prétendants repoussés par sa fille atteignit ce nombre que le Roi du médiocre Royaume se décida à prendre des mesures radicales.
« Ma fille, tu vas partir pour le Royaume voisin et demander la main du Prince. » dit-il à sa fille, en regardant son centième soupirant passer la grande porte avec un air froissé. « Je ne veux pas épouser de Prince, père. Je reste à vos côtés. » répondit Astrid, résolue. « Non ma fille, ce n’était pas une suggestion, mais un ordre. Tu vas aller demander la main du Prince du Royaume voisin, car je te chasse du nôtre et tu ne pourras revenir que lorsque tu seras mariée. Tu sais te débrouiller avec une épée, tu n’es pas douillette, tu es belle et maligne, je n’ai donc pas le moindre scrupule à te pousser dehors. »
...Mais le Roi n’en menait pas large. A peine eut-elle passé la porte qu’il s’élança à sa suite pour la rappeler, mais elle avait déjà disparu dans le brouillard d’Octobre. Il la pleura de toutes les larmes de son corps et se maudit pour son action.


   
    Astrid quant à elle cessa bientôt de pleurer : en réalité, elle était enchantée de cette occasion de voyager dans le Monde et la tristesse d’avoir quitté son père bien aimé se transforma vite en excitation. Elle parcourut landes et forêts, prenant autant de détours que possible sur le chemin qui devrait à terme la mener au château du Royaume voisin. En chemin, elle rencontra beaucoup de personnes qui la mirent en garde contre sa destination. « Le château est maudit et hanté et le Roi est cruel. Fuyez au bout du monde, ce serait un sort préférable à celui de mettre un seul pied dans cet endroit ! » Mais Astrid n’avait pas peur du tout. Elle ignora les mises en garde et arriva enfin, après plus de trois semaines de voyage, aux abords du château que l’on disait maudit. Elle fut forcée d’admettre malgré elle que l’endroit n’était guère accueillant. Malgré l’éclat froid du soleil de midi, le terrain qui l’attendait derrière les hautes grilles n’inspirait pas confiance. Elle les passa néanmoins et s’engagea sur une allée centrale qui traversait un lugubre cimetière, un bois sombre et un jardin mal entretenu. Elle arriva enfin aux portes de la grande bâtisse. Le Roi y était seul, enveloppé d’un grand manteau de velours, plongé dans un livre, assis devant une cheminée si large que l’on aurait pu y rôtir trois bœufs, le bouvier et toute sa famille. Lorsqu’il vit Astrid, il posa son livre, sur la couverture duquel elle put lire qu’il s’agissait d’un ouvrage enseignant l’art de la torture en extrême-Orient.
« Qui êtes-vous et pour quelle raison me dérangez-vous dans ma lecture récréative ? »
« Je suis Astrid, fille du Roi du Royaume voisin et je viens vous demander la main de votre aîné. » répondit Astrid qui faisait de son mieux pour garder les yeux dans ceux de son hôte qui la mettaient pourtant fort mal à l’aise.
« Vous n’avez pas ce qu’il faut pour épouser mon premier enfant. »
Astrid allait protester, mais le Roi reprit « Cependant, si vous me dites que vous connaissez un moyen de libérer ma progéniture de sa malédiction, je vous donnerais volontiers une récompense assez grasse pour remettre à flot l’économie du minable Royaume de votre minable père. » A ces mots, Astrid dut se retenir pour ne pas sortir son épée de son fourreau et sauter à la gorge du Roi. Elle déglutit péniblement et reprit son calme avant de dire « Très bien, je libérerai votre rejeton de sa malédiction. Que faut-il faire ? »
Le Roi s’enfonça dans son énorme fauteuil et reprit la parole : «  Il y a vingt-deux ans de cela, un mage avec lequel j’avais eu une querelle m’a jeté un sort. Mon premier enfant serait transformé en citrouille et je ne pourrais le ramener à la vie qu’à la condition qu’une personne au cœur vaillant et pur trouve le moyen de donner une âme à la citrouille en question. Ma sotte d’épouse a succombé au chagrin, mais comme elle avait eu le temps de me donner un deuxième enfant, je me suis dit que cela suffirait bien à assurer ma succession. Mais malheureusement, mon ingrate de fille est partie s’installer chez son Prince Charmant et je me suis récemment retrouvé seul et dans un beau pétrin. Heureusement en somme que j’ai cette citrouille en stock. Malheureusement, je l’ai laissée dans le jardin parmi ses semblables et je serais bien en peine d’y reconnaître mon enfant, a fortiori de lui redonner une âme. Voilà votre mission. Maintenant, laissez moi vaquer à mes occupations et ne remettez le pied dans le château qu’avec la solution à mon petit problème. » Le Roi chassa Astrid qui se retrouva dans le jardin en friche. Elle dut une fois de plus se contrôler pour ne pas retourner sur-le-champ au château et étrangler le Roi, mais son attention fut captée par un potager, non loin de là où elle se trouvait, qui grouillait de centaines de citrouilles de toutes tailles.



    Astrid passa les heures qui suivirent à examiner toutes les citrouilles dans l’espoir d’en trouver une qui aurait des allures cachées de Prince, mais elle finit par s’asseoir, bredouille et découragée sur un petit muret, tandis que la nuit tombait. La lune apparaissait tout juste dans le ciel, lorsque Astrid fut tirée de son marasme par une étrange nappe de brumes. Elle comprit vite qu’il s’agissait d’un spectre car ce dernier se donnait bien du mal pour l’effrayer en se mouvant autour des citrouilles du potager. « Fantôme ? » l’interpella Astrid « tu ne me fais pas peur tu sais. » A sa grande surprise, le Fantôme répondit : « Ah ! Je le sais bien : je ne fais peur à personne. Mais c’est à cause de mon apparence ! Qui serait effrayé par un pauvre petit nuage informe... Ah si seulement j’avais un corps... Avec un corps, je ne serais pas obligé de rester ici, et je pourrais partir à la recherche de ce que j’ai perdu de mon vivant ! Je ne me souviens de rien d’autre de ma vie d’avant, que cela : je cherche quelque chose, sans savoir quoi, et cette pensée me hante en permanence. C’est pour cela que je reste dans ce potager. M’aiderais-tu, toi qui n’as peur de rien ? »
Astrid, toute étonnée par l’étrange proposition, réfléchit un instant et répondit enfin : « D'accord, Fantôme, je veux bien t'aider, mais en contrepartie, j'aimerais bien que tu me rendes service à ton tour, un peu plus tard. J'aurai besoin de toute l'aide possible pour trouver ce que je cherche et résoudre mon problème, et comme il va s'agir tôt ou tard d'âme, tu es sans doute le mieux placé pour me rendre service. »
« Marché conclu » répondit le Fantôme. « Si tu souhaites obtenir davantage d'aide, je connais deux autres personnes qui pourraient te prêter main forte. Tu trouveras la première dans la forêt, et l'autre dans le cimetière. Je t'attendrai ici: de toutes façons je ne peux pas quitter le potager ».


Astrid partit en direction de la petite forêt qu'elle avait traversée un peu plus tôt. Maintenant que la nuit était tombée, elle ne voyait pas à un mètre devant elle, mais elle s'engouffra néanmoins entre les arbres peu accueillants. Astrid marcha à tâtons pendant quelques instants, se prenant les pieds dans quelques racines saillantes. Elle trébucha enfin et se retrouva le visage dans l'humus. Elle entendit pester derrière elle. « Faites attention la petite dame! Ce n'est pas parce que je suis mort qu'il faut me marcher dessus! Regardez ce que vous m'avez fait: j'ai perdu un morceau de pied à cause de vous! » Astrid se releva et secoua ses vêtements pour en faire tomber les feuilles mortes, à côté d'elle se trouvait un homme à vêtu de haillons. Ses joues étaient fort creusées, l'une d'entre elles, Astrid s'en rendit compte en essayant de dissimuler sa répulsion, était même entièrement déchirée et laissait apparaître une rangée de dents ébréchées comme les rebords d'une vieille porcelaine. Elle regarda ses pieds, l'un était déchaussé. A mieux y regarder, il n'avait plus de pied du tout: ce dernier gisait dans les feuilles mortes, à un mètre de la jambe à laquelle il appartenait.
« Qui êtes vous? » demanda-t-elle, contenant son effroi du mieux qu'elle le pouvait.
« Un vieil ennemi du Roi, il m'a empoisonné et privé de sépulture, et me voilà condamné à hanter ces bois, contraint de supporter le bruit du vent et de ces fichus oiseaux, avec un corps en charpie. Je me cache souvent sous la terre, mais comme les vers m'ont dit qu'ils vous avaient vue passer tantôt, je me suis dit que ce serait une bonne occasion de m'amuser un peu. Vous pourriez d'ailleurs au moins avoir la décence d'avoir peur de moi. Un petit cri d'effroi n'est pas pour me déplaire, ça change des gazouillis. Enfin bref... Et vous, qu'est-ce que vous faites ici? »
« Je suis Astrid, je cherche un moyen de libérer l'enfant du Roi de sa malédiction, mais je ne sais pas comment m'y prendre. Je suis désolée de ne pas avoir crié, mais je n'ai pas peur de vous et je ne suis pas sûre qu'un cri feint vous réconforterait. »
« Bah, ce n'est pas grave: de toutes manières c'est le silence que je désire par dessus tout.  Et éventuellement un linceul décent pour maintenir tous mes membres ensemble et me redonner un peu d'allure. Si vous m'aidez à trouver cela, je vous aiderai à mon tour dans la mesure de mes moyens. Je ne sais pas trop à quoi je pourrais servir, mais je connais bien les terres qui entourent le château. Littéralement, le dessus comme le dessous des terres. Marché conclu? »
« D'accord » répondit la jeune Princesse, mais d'abord, je dois trouver encore un peu d'aide dans les environs. On m'a dit que je trouverais quelqu’un dans le cimetière? »
« Ah le cimetière! Quel paradis! » Et le mort-vivant s'assit en soupirant contre un arbre, puis tenta de rattacher le pied à son tibia décharné.

 


Astrid regagna le chemin et longea le bois jusqu'au cimetière. Elle marcha un long moment entre les tombes austères, sans voir personne. La lune était à son zénith dans le ciel clair, mais ses rayons ne suffisaient pas à lui faire discerner qui que ce fut. Désespérée, elle s'assit sur une des tombes et replongea dans ses pensées, espérant sans succès y trouver la solution à son problème. Elle sentit la tombe trembler sous elle.
« Hum, hum, pardonnez-moi? » entendit-elle. La voix venait de la tombe. Elle se releva vivement, juste à temps pour voir la pierre tombale sur laquelle elle s'était assise glisser sur le côté. Un cercueil se nichait au fond de l'ouverture. Le couvercle se souleva et un homme élégamment vêtu en sortit. Il s'épousseta et la regarda « Trouveriez-vous importun que je vous demande qui vous êtes, Mademoiselle? » Estomaquée, Astrid répondit après avoir retrouvé son souffle « Non, pas du tout Monsieur. Je suis Astrid, fille du Roi du Royaume voisin, et... » « Du sang bleu! Enfin! » S'écria le Vampire. « Je suis tout à fait navré Mademoiselle, mais je vais être contraint de vous mordre. » ajouta-t-il, l’air visiblement contrarié. « Et pourquoi donc? » Demanda Astrid tout en reculant imperceptiblement. « Ah Mademoiselle, je suis un Vampire malheureux. Je n'ai guère le goût du meurtre, mais je dois me nourrir, et mon appétit ne cessera de croître tant que je n'aurai pas bu une quantité de sang royal qui, je le crains, apportera la mort à la personne sur laquelle je le prélèverai. » Il s'assit sur le bord de son cercueil, dans un grand abattement. « Je m’isole des Hommes en gardant le périmètre de ma tombe, de peur de leur faire du mal, mais je suis un Vampire. Je grignote ce que je peux, mais les rongeurs viennent à manquer et ne font qu’accroître mon besoin de sang. Le pire dans tout cela, c'est que même si je devais vous mordre, ma culpabilité me suivrait dans l'éternité, et cette éternité est remplie de tant d’ennui que je préférerais presque que l’on me plante un pieu dans le cœur immédiatement plutôt que devoir la subir. »  Il soupirait abondamment. Astrid hésitait à partir en courant, mais elle fut prise de pitié et posa la main sur l'épaule du Vampire triste. « Mon ami, je voudrais vous aider autrement qu'en vous donnant mon sang, mais je le ferai volontiers s’il le faut, à la condition que vous m'aidiez à libérer l'enfant du Roi qui est prisonnier d'un sortilège. Si je le libère, je devrai l'épouser et je n'ai pas du tout envie de cela. Je préfère mourir en vous rendant service plutôt que de subir le mariage avec un Prince. Toutefois, son père est si mauvais et son sort est si terrible que j'ai tout de même envie de lui porter secours. Si vous m'aidez à trouver un moyen de le libérer, je vous laisserai boire mon sang sans résistance. Qu’en dites-vous? »


Le Vampire se leva et s'inclina respectueusement devant Astrid. « Ce sera un honneur que de boire le sang d'une jeune Princesse aussi généreuse, noble et pure que vous. Je vous aiderai, vous avez ma parole d'Immortel. »
« Alors nous devons aller au jardin ensemble, et passer par la forêt sur le chemin, il y a d'autres personnes que j'ai promis d'aider et je crois qu'à nous quatre nous pourrons trouver une solution pour le Prince du Royaume. »

Ils se mirent tout deux en route. Le Mort-vivant attendait Astrid à l'orée de la forêt et se joignit au cortège. Ensemble, ils arrivèrent dans le potager où ils retrouvèrent le fantôme.


« Mort-vivant » dit Astrid, « toi qui connais la terre, dessus et dessous, tu as pour mission de trouver une citrouille enchantée qui aurait été plantée ici il y a vingt-deux ans. Le fantôme t'aidera. »
Le Mort-vivant acquiesça avec enthousiasme et sa tête manqua de se détacher. Il plongea sous le sol en laissant derrière lui une de ses mains. Il ne fut pas long à dénicher la citrouille en question. Tenant la citrouille enchantée sous le bras, Astrid alla s'asseoir sur le muret qui ceignait le château et avec l'aide du Fantôme, du Vampire et du Mort-vivant, elle se mit à réfléchir sur le moyen de lui donner une âme.
Ils restèrent tous les quatre en silence pendant une longue heure sans trouver la moindre solution. Minuit sonna à l'église du village voisin.
« C'est la nuit de la Fête des Morts! » s'écrièrent les trois défunts en même temps. Astrid les regarda sans comprendre.
« C'est la nuit de la Fête des Morts. » répéta le fantôme. « Et comment donne-t-on une âme à une citrouille lors de la Fête des Morts?! »
Astrid se leva d'un bond. « Mais bien sûr! » Elle plongea la main dans son sac de voyage et en sortit un petit couteau, à l'aide duquel elle commença à creuser la citrouille. Pendant qu'elle s'affairait, le Mort-vivant l'encourageait en frappant sa jambe en rythme de la main qui lui restait et le Vampire faisait les cent pas autour du château. « Une bibliothèque! » soupira-t-il en regardant par une des fenêtres. « Une éternité ne serait plus si ennuyeuse si j'avais tant de livres à lire », puis il reprit ses allées et venues.
Une fois que la citrouille fut creusée, Astrid sortit une bougie de son sac, qu'elle plaça à l'intérieur et qu’elle alluma. Le résultat était fort beau : la citrouille semblait ainsi avoir une âme. « Maintenant, il faut attendre et prier pour que la magie opère. » dit le Fantôme.
Le Roi, qui avait observé la scène depuis le château et n'avait pas du tout l'intention d'honorer son marché en couvrant la jeune Princesse d'or se précipita hors du château avec un couteau à la main. Il se jeta sur Astrid comme un loup enragé.
Mais le Vampire l'avait vu et sauta sur lui avant qu'il n'ait le temps de poignarder la jeune femme. Il planta ses canines dans son cou et se mit à boire avec fureur.
Quelques instants plus tard, le Roi gisait sans vie devant son château, Astrid avait le coeur qui battait la chamade, mais ce n'était pas parce qu'elle avait tout juste échappé à la mort: devant elle, à l'endroit où se trouvait un instant auparavant la citrouille enchantée se trouvait une jeune femme d'une beauté incroyable, étendue dans un paisible sommeil parmi les légumes. Le premier né du roi, contrairement à ce que tous avaient cru n’était pas un homme !

 


« J'ai eu ma dose de sang bleu! » s'exclamait le Vampire, transi de bonheur, interrompant le silence médusé qui régnait « Je n'aurai plus jamais soif de sang! » et il bondissait en tous sens, étreignant tour à tour Astrid et le Mort-vivant, qui perdit un bras dans la ferveur du geste.
Astrid se remit peu à peu de son émotion et se mit à réfléchir intensément. Puis elle s'adressa au Fantôme: « Fantôme? Si vous vous réincarniez dans le corps du Roi, accepteriez-vous de donner son manteau au Mort-Vivant et une des chambres du château au Vampire que voilà? » « Bien sûr! » répondit immédiatement le fantôme. « Monsieur le Vampire, » poursuivit Astrid « consentiriez-vous à laisser votre tombe au Mort-vivant si vous aviez la possibilité de vivre au château? » « Quel bonheur ce serait! Je troque volontiers ma tombe contre l'accès à la bibliothèque! »
« Alors Fantôme, vous pouvez prendre le corps du Roi » conclut Astrid. Et la masse vaporeuse flotta autour du corps du Roi, puis y pénétra par une narine. Le Roi revint à la vie: « Astrid » dit-il dans un petit filet de voix « je me souviens de tout! J'étais le Fantôme de la Reine! J'errais dans le potager parce que la malédiction qui m'a enlevé ma fille l'y avait mise! Je ne saurais jamais assez te remercier! Mon terrible époux t'avait promis des richesses que j'ai bien l'intention de te donner, mais si je peux faire quoi que ce soit d’autre pour te contenter, nomme-le et tu l'auras. »
Astrid rougit, mais ne dit rien. Le Vampire demanda sa bénédiction au Roi-Reine avant de partir en courant vers le château. Le Mort-vivant demanda à son tour le droit de récupérer le manteau de velours qui serait désormais son confortable linceul et après avoir remercié Astrid, il se mit en route vers le cimetière, tout guilleret.



Astrid resta assise sur le muret et retourna à sa contemplation de la jeune princesse. Le Roi-Reine s'assit à côté d'elle et prit la parole: « Le Roi a dû te dire qu'un mage avait ensorcelé notre fille, mais il n'en est rien. La vérité, c'est que c'est mon monstrueux époux qui a ensorcelé notre première née, parce qu'un mage doué de voyance lui avait annoncé qu'elle ne voudrait d'aucun Prince et qu'elle épouserait une Princesse si on ne l’en empêchait pas. »
Astrid resta silencieuse et rougit de plus belle. La jeune princesse s'était réveillée et regardait tour à tour le Roi-Reine et Astrid, puis elle prit enfin la parole. « Mère, est-ce vous? » demanda-t-elle. Le Roi-Reine hocha la tête. La jeune femme se jeta dans les bras de sa mère en pleurant, puis elle se tourna vers Astrid « Est-ce vous qui m'avez libérée de mon sortilège? » Astrid baissa les yeux et sentit deux bras se refermer autour d'elle. Deux bras supplémentaires s'y ajoutèrent. C'était la Reine qui s'était jointe à l'étreinte.
Toutes trois restèrent ainsi de longues minutes, puis le Roi-Reine interrompit le silence en disant « Astrid, si toi et ma fille le souhaitez, tu peux rester avec nous quelques temps. Je sais que tu n'avais pas l'intention de rester lorsque tu es arrivée ici, mais nous allons avoir du travail pour remettre le Royaume sur pieds et une aide supplémentaire ne sera pas de trop. »



Quelques semaines plus tard, le grand Royaume et le petit Royaume médiocre se réunirent pour le plus grand bonheur de tous. Le père d’Astrid avait été appelé à rejoindre sa fille et était désormais installé au château où lui et le Roi-Reine se découvrirent beaucoup de choses en commun. Quant à leurs filles, placées sous la garde bienveillante d’un Vampire érudit, aucune des deux n'eut jamais à épouser de Prince pour devenir Reine...

 

FIN


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8 mai 2012 2 08 /05 /mai /2012 23:22

Ce conte a été écrit et illustré sur commande, à l'occasion d'un anniversaire.

Il a été offert en deux exemplaires, imprimés sur du papier recyclé et reliés à la main.

Les illustrations ont été réalisées au crayon et colorisées par ordinateur.


Le commanditaire et la personne à laquelle il a été offert m'ont gentiment

donné l'autorisation de le faire figurer en ligne

 

 

 

En ce temps là et en ce lieu, tout était noir.

 

Tout n’était pas noir à cause d’un architecte cosmique dépressif, non, tout était noir simplement parce que c’était ainsi.

 

Seuls quelques éclats de lumière venant d’un tout petit soleil blanc parvenaient parfois à traverser les nuages et habiller de reliefs la masse sombre de Noirroc. Noirroc, sans mystère étymologique, était une petite planète rocheuse peuplée d’une poignée d’habitants tous vêtus sans exception de noir (et parfois de quelques niveaux de gris), sur lesquels régnait tant bien que mal la reine Incrociata. En effet, aussi vrai que tout ce qui traverse le temps va irrémédiablement vers sa fin, Noirroc n’était plus de la première fraîcheur et se désagrégeait tant et si bien que l’on craignait sa destruction prochaine. Parfois, quelques voyageurs stellaires venaient y faire une pause, mais un geyser ou un volcan, aux éruptions de plus en plus fréquentes, écourtaient systématiquement leur séjour. On finit par éviter Noirroc. Notre histoire commence au moment où son état déjà bien avancé avait fini par faire fuir la quasi-totalité de ses habitants, tous partis en quête d’autres soleils plus lumineux. 

En fait de quasi-totalité, il serait plus simple de dire que deux noirrociens seulement n’avaient pas encore déserté : Incrociata et un seul de ses sujets dont le nom n’est plus utile puisqu’il n’existe personne pour se souvenir de ceux qui le lui ont donné. Ce petit homme n’avait guère le goût de l’aventure et même si Noirroc n’avait rien d’exaltant, il ne songeait pas même à en partir. Il passait ses journées à arpenter sa planète pour tenter de la rendre vivable. Il était un bon sujet, connu pour l’originalité du regard qu’il portait sur les choses. Sa loyauté envers la reine avait suffi à balayer toute pensée allant dans le sens de l’exil, pourtant Noirroc devenait de plus en plus hostile, on ne voyait quasiment plus la lumière du soleil tant les fréquentes éruptions avaient chargé l’air de cendres.

C’est en se rendant au palais pour délivrer à la reine le journal de ses activités qu’il constata qu’elle avait disparu. Un petit mot avait été griffonné à la hâte et laissé sur le trône.

« Mon pauvre ami, Noirroc ne sera jamais sauvée. Tu as été un sujet très loyal, mais avant que toute cette grisaille ne finisse par t’engloutir toi aussi, fais ton balluchon et pars chercher un peu de bonheur ailleurs. Nul doute que le regard unique que tu portes sur tout te permettra de le trouver mieux que quiconque. » Le sceau royal avait été rajouté au bas de la lettre.

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Le petit homme était terrassé : sa bonne reine avait disparu, il en serait bientôt de même pour sa planète. Il n’avait pas le courage de partir à l’aventure, non qu’il fût trop âgé, loin de là, mais il avait tant donné de son énergie pour Noirroc que toute autre chose lui semblait vaine.

 

Il décida de choisir un emplacement qui avait été épargné par les volcans et les geysers pour y attendre sa dernière heure : son chagrin était tel qu’il ne doutait pas que la mort le faucherait sans tarder.

Il s’assit et regarda devant lui, pensant à toutes les choses qu’il avait vues dans sa vie et à toutes celles dont l’existence lui était demeurée inconnue, aux choses fabuleuses et indescriptibles qu’il avait vues en rêve et oubliées dès le réveil, mais dont il avait gardé un sentiment de plénitude qui avait accompagné toutes ses sombres journées noirrociennes. La chape de nuages noirs était telle qu’on distinguait à peine la ligne d’horizon. C’était une belle nuit –mais s’agissait-il vraiment d’une nuit ? - pour mourir.

 

 


Le petit homme se laissait aller à ses lugubres pensées lorsqu’il entrevit quelques points de plus en plus lumineux se frayer un chemin à travers les nuages.

Il se leva d’un bond : ces points ressemblaient à de tout petits soleils et nageaient dans quelque chose d’étrange, qui n’était semblable à rien de ce qu’il connaissait. Il avait pourtant la réputation parmi ses pairs d’être un homme cultivé et intelligent, mais il n’y avait pas un seul mot dans tout son vocabulaire qui lui permettait de décrire ce qu’il voyait à ce moment précis.

Tout ce qu’il pouvait affirmer avec certitude, c’est que ce n’était pas du noir.

 

Il pensa d’abord qu’il était peut-être déjà mort, ou qu’il était endormi et que son imagination lui jouait des tours, mais est-ce que les morts et les dormeurs sentent encore au fond de leur poitrine un cœur tout prêt à exploser ?

Il était trop raisonnable pour penser que la mort n’était pas la fin de tout et sa curiosité était trop éveillée pour croire à l’hypothèse du sommeil.

 

Une fois l'impossible écarté, l'improbable est forcément la vérité. Cette chose était réelle, mais pour s’en assurer il allait falloir quitter Noirroc, chose que le petit homme ne s’était jamais imaginé faire auparavant.

 

Il resta un moment à contempler le ciel, son regard allant du sol de la planète au creux dans les nuages et inversement, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive qu’il s’appesantissait de moins en moins sur la terre ferme et de plus en plus sur les nuages.

 

« Ah ! Je crois que je vais partir ! » S’entendit-il dire, à moitié surpris, à moitié effrayé.

Puis il reprit un peu d’aplomb : il s’agissait là d’un phénomène inexpliqué et il avait bien l’intention de comprendre son origine. « De plus » se dit-il « si ce phénomène trahit une technologie supérieure à celle de Noirroc, je trouverai peut être en le comprenant le moyen de sauver ma planète ! ».

 

Il ne possédait presque rien, à l’exception d’un grand sac qui lui avait jusqu’alors servi à transporter ses outils. Il le vida et s’en para, puis prit à pieds le chemin des nuages.

 

Il n’avait jamais voyagé et ces premiers pas dans le ciel lui parurent extrêmement bizarres. Au bout d’un moment il se trouva au cœur des nuages et avança sans voir devant lui, le cœur battant à tout rompre de peur et d’excitation.

 

Lorsque sa tête en émergea, il vit d’abord le ventre d’une créature immense au corps blanc, pourvue de deux sortes d’ailes plates et d’une très longue queue, de laquelle semblait sortir la chose étrange constellée de points de lumière qu’il avait vue en bas.

 

Il s’approcha et vit une grande femme harnachée à la créature (ou inversement) qui le regardait approcher avec un air étrange. C’était son écharpe qui était faite de ce curieux matériau.

 

2c


 

« Bonjour » lui dit-il.

« Bonjour » répondit-elle « viens-tu de Noirroc ? »

« Oui, j’en viens »

« Je suis venue observer les derniers jours de Noirroc. On dit que la planète dans ses dernières heures fera des révélations importantes, comme je ne comprends pas ce que cette prophétie signifie, je suis venue chercher des réponses sur place. Est-ce ce que toi aussi tu es venu faire ? »

« Non, je suis le dernier habitant, tous sont partis, même notre reine. Je voulais me laisser mourir sur Noirroc, mais j’ai aperçu un morceau de cette écharpe que vous avez au cou et le matériau inconnu duquel elle est faite a aiguisé ma curiosité. Alors je suis parti. »

Elle se pencha un peu pour le regarder de plus près « comment ? Tu viens de Noirroc ? » Dit-elle, surprise « ça alors, je ne l’aurais jamais cru ! » Mais elle n’ajouta rien et resta un moment dans ses pensées.

« A propos de votre écharpe... » Reprit le petit homme.

« Ah ! Oui » s’exclama-t-elle, semblant revenir de loin « je comprends, puisque tu dis être de Noirroc, tu ne connais sûrement pas le bleu. »

« Le bleu ? » interrogea le petit homme.

Et la grande femme hésita un peu, le regarda encore, puis se résolut à lui répondre.

« Le bleu, oui. Le bleu est une couleur, ma couleur. La couleur, c’est ce qui n’est pas noir ni blanc. Je sais qu’il en existe d’autres, mais nul ne sait combien exactement. Elles sont dispersées dans tout l’espace. Moi, j’ai le bleu. Je veille sur lui, je le transporte, j’en distribue des petits morceaux, car j’en suis la gardienne. Ca ne sert pas à grand-chose en définitive, je dois être objective sur ce point, mais il est néanmoins tout mon univers. »

 

Le petit homme semblait déçu : en effet, il comprenait bien que le bleu puisse être tout l’univers de quelqu’un, lui-même aurait aimé posséder le bleu, mais il ne voyait pas comment cette couleur pourrait sauver sa planète.

 

La grande femme remarqua sa mine sombre et lui demanda : « quelque chose ne va pas, petit homme du noir ? »

 

« Je suis parti de Noirroc pour courir après votre bleu parce que je pensais que cette chose étrange que je ne parvenais pas à nommer pourrait sauver ma planète, mais je comprends bien que cela ne risque pas d’arriver. Alors oui, même si ce bleu est très beau et apaise un peu mon cœur triste, je me dis que je ferais mieux de retourner vers ma planète finir ce que j’y avais commencé. »

 

La grande femme le regarda : « là d’où je viens, une légende raconte que celui qui parvient à posséder toutes les couleurs aura le pouvoir d’exaucer tous ses vœux. Ce n’est très probablement qu’une fable propre à bercer les petits qui ont beaucoup d’imagination, mais ma foi, tu es un petit homme et tu sembles avoir de l’imagination, alors qui sait ce qu’une légende peut produire comme effets sur toi. Tu sais, tout le monde n’est pas capable de voir les couleurs, certaines personnes que j’ai rencontrées ne voyaient même pas mon bleu chéri, c’est pour cela que nul n’a jamais pu les compter et les rassembler. Si cela peut t’empêcher de repartir trouver la mort sur Noirroc, je veux bien t’indiquer où tu peux en trouver une autre. Tu peux peut-être essayer de récupérer quelques morceaux de couleurs par-ci par-là et voir où cela te mène ? »

 

Le petit homme releva la tête, son visage s’était éclairé.

« Vous avez sans doute raison, c’est ce que je vais faire. »

 

« Tiens, alors, je te fais don d’une gourde, tu en auras besoin pour le voyage. Je n’attends rien de toi et te donne un peu de mon bleu pour t’encourager et pour récompenser la bravoure dont tu as fait preuve en quittant ta planète, en revanche, petit homme, ne crois pas que d’autres te donneront leur couleur facilement. Tu dois te préparer à faire tes preuves. Quant à moi, je vais repartir. Quelque chose me dit que les grandes révélations de Noirroc ne seront pas pour tout de suite. Je te souhaite un bon voyage et te conseille de partir dans cette direction.» Elle tendit le bras pour indiquer sa route au petit homme et tira les rênes qui la reliaient à la créature, puis disparut à la vitesse de l’éclair.

 

Le petit homme reprit la route dans la direction qui lui avait été montrée. Il marcha longtemps parmi les petits soleils éclatants, apercevant de temps à autres des planètes lointaines qui semblaient inhabitées. Enfin, il arriva aux abords d’une petite planète qui lui avait de prime abord semblé être recouverte de piques. En s’approchant, il constata qu’il s’agissait de grands meubles hauts comme des tours sur les étagères desquels étaient alignés des objets de formes semblables qui ne différaient les uns des autres que par la taille. Plusieurs d’entre eux étaient d’aspect étrange : il se dit que ce devait être ça, la couleur qu’il venait chercher sur cette planète.

 

 

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Il en fit le tour : quelques chats se prélassaient dans des flaques de lumière, d’autres étaient roulés en boule sur les étagères, mais à part eux, il n’y avait personne. Par mégarde, le petit homme effraya un des chats qui dormait près de lui et ce dernier partit à toutes jambes en miaulant ce qui devait être une poignée de remontrances assez salées.

 

« Qui est là », dit une voix qui venait d’au-dessus de sa tête.

Le petit homme leva les yeux et aperçut une femme, assise sur une étagère en hauteur, qui tenait un des curieux objets qui remplissaient les meubles sur ses genoux, ouvert en deux.

« Bonjour » répondit-il « je suis un voyageur, je viens de Noirroc pour vous demander un peu de votre couleur ».

La femme lui lança un regard étonné « comment ? » dit-elle « tu viens pour prendre un peu de ma couleur ??! Tu ne manques pas de toupet petit homme ! » Elle se retourna tout à fait vers lui et posa l’objet qu’elle tenait à côté d’elle.

« Sais-tu au moins quel est son nom, à cette couleur ? »

Le petit homme secoua la tête.

« Ma couleur s’appelle ‘vert’. Comment peux-tu espérer que je t’en donne un  peu si tu n’es pas même capable de la nommer ? » Mais le petit homme n’avait écouté ce qu’elle avait dit que d’une oreille très distraite. Il l’interrompit « pouvez-vous me dire madame ce que sont ces objets qui recouvrent vos meubles et pourquoi vous en teniez un dans vos mains ? »

« Comment ! » s’exclama-t-elle « tu ignores ce que sont les livres ?! Mais que vous enseigne-t-on à Noirroc ?! »

Devant le visage déconfit du petit homme, la femme reprit, sur un ton un peu plus calme « ces objets vois-tu, ce sont des livres. Ils renferment des histoires le plus souvent, mais aussi des leçons et toutes sortes de savoirs. Et les ‘meubles’ dont tu parles sont des bibliothèques. Elles servent à ranger et organiser les livres ». Elle lui tendit le livre qu’elle lisait un peu plus tôt.

Le petit homme savait écrire des notes et lire celles des autres, mais jamais il n’avait entendu parler de la possibilité de rassembler des centaines de notes pour raconter des histoires. L’idée lui plaisait beaucoup. Il parcourut le livre et y rencontra nombre de mots dont il ignorait le sens.

 

« Veux-tu que je t’enseigne les mots que tu ignores ? » lui demanda la femme, qui faisait de son mieux pour cacher son enthousiasme d’avoir un élève tombé du ciel. « Si tu es attentif et studieux, je te donnerai en récompense un peu de ma couleur »

Le petit homme accepta avec empressement.

 

C’est ainsi qu’ils passèrent plusieurs mois ensemble, au début ils parcouraient des listes de mots, tous n’étaient pas intéressants mais la femme était très exigeante sur le fait que le petit homme les apprenne aussi. « Savoir nommer les choses avec justesse est primordial. Lorsque l’on sait parfaitement à quelle image, à quelle idée correspond quel mot, on n’est jamais plus prisonnier de ses propres idées ni victime de celles des autres. Tout devient accessible grâce aux mots. » Le petit homme apprenait alors avec avidité. Puis ils passèrent à la lecture d’histoires et se mirent enfin à débattre sur le contenu de tout ce qu’ils avaient lu, c’est alors que les mots qui avaient parus inintéressants au premier abord révélèrent leur utilité.

 

La vie était plaisante sur la planète du vert. On ne s’y ennuyait pas. Il y avait toujours matière à s’extasier ou à se disputer et ces échanges faisaient beaucoup de bien au petit homme qui n’avait jamais vraiment eu l’occasion de tenir des discussions aussi érudites sur Noirroc. Noirroc...

« Diantre ! » se souvint alors le petit homme « j’avais presque oublié les raisons de ma venue ». Il alla donc voir la gardienne du vert pour lui rappeler qu’il devait partir. Elle s’offusqua aussitôt de cette nouvelle « Comment ?! Mais voyons, tu n’as pas appris encore le millième de ce qui fait le bagage d’un érudit ! J’espère que tu plaisantes ! Allons, allons, reste encore quelques semaines afin que nous puissions compléter un peu ton éducation, nous verrons au terme de ce délai ce que tu as dans la ciboulette »

« Madame » interrompit-il, « il me semble que la ciboulette est une herbe aromatique.  Ne vouliez-vous pas dire ‘ciboulot’ ? »

 

La femme se leva d’un bond, attrapa du bout des doigts un gros livre en haut d’une étagère et le lui lança au visage en criant « allez, déguerpis, petit impertinent ! Va chercher tes fichues couleurs et ne remets pas les pieds sur ma jolie planète ! »

 

Le petit homme, tout déboussolé, partit en courant et en serrant contre lui le livre qu’elle avait lancé. Il atteignit le ciel et se retourna furtivement vers la planète: il lui sembla que la femme aux livres lui souriait en lui faisant un signe d’adieu de la main. Il regarda le livre : c’était un livre vert ! Elle l’avait donc jugé digne de recevoir sa couleur ! Il l’ouvrit pour constater qu’il s’agissait d’une encyclopédie illustrée. Il reprit son chemin en serrant le dictionnaire contre son cœur.

 

Il marcha plusieurs heures avant d’atteindre une région du ciel où les étoiles (il avait appris que les tout petits soleils s’appelaient ainsi) se faisaient rares. Il continua longtemps, très longtemps dans le vide cosmique, jusqu’à entrevoir au loin deux sphères qui luisaient d’un étrange éclat. En s’approchant, il constata que l’une des deux était d’un gris très brillant et l’autre d’une couleur qu’il ne connaissait pas encore. Il décida d’opter pour cette dernière, et en prit la direction, heureux de sa bonne fortune.

Lorsqu’il posa le pied sur cette planète, il constata qu’il y faisait très froid et cette sensation lui paraissait étrangère à l’effet que la couleur nouvelle produisait sur lui. Au loin, une sorte d’échelle de corde semblait partir de la planète sur laquelle il se trouvait pour rejoindre l’autre, qui luisait à l’horizon. Il ouvrit son encyclopédie pour s’assurer de la justesse du vocabulaire qu’il appliquait aux choses qui l’entouraient. Tout autour de lui, des dunes de sable fin s’étendaient dans un silence glacial. Il marcha dans toutes les directions jusqu’à rencontrer une jeune femme dont la chevelure rappelait l’éclat de la planète voisine.

 

 

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« Bonjour Madame, je suis le dernier habitant de Noirroc, je voyage de planète en planète afin de rassembler des couleurs pour sauver mon monde. Auriez-vous la gentillesse de bien vouloir me dire quel est le nom de votre planète ? Ainsi que celui de la planète voisine ? Quant à la couleur que vous possédez, quel est son nom ? Consentiriez-vous à m’en donner un peu ? »

La jeune femme le regardait débiter son discours avec un air effaré. Au bout d’un long silence elle répondit : « Or, Argent, jaune, si tu la mérites. Maintenant, chut. »

« Je vous demande pardon ? » répliqua-t-il. Mais elle ne répéta rien.

Il fallut au petit homme un moment pour comprendre qu’elle lui avait donné en peu de mots toutes les réponses aux questions qu’il lui avait posées.

 

« Votre planète s’appelle donc Or ? Pourquoi est-elle reliée à la planète Argent ? Et comment puis-je mériter votre couleur ? Pourquoi vivez-vous si isolée, sur une planète déserte ? N’y a-t-il personne sur Argent avec qui vous puissiez discuter ? »

 

« Maintenant, chut ! » répliqua la jeune femme. Et elle s’assit sans faire un bruit. Le petit homme pensa qu’il serait poli d’en faire autant et se laissa tomber lourdement sur le sol en déplaçant beaucoup de petits grains de sable autour de lui, ce qui arracha une grimace à son hôte.

Il attendit.

Rien ne se passa.

Il se mit à jouer avec le sable alentours, à mastiquer bruyamment l’intérieur de ses joues, à ouvrir et refermer sa gourde, puis il se releva, fit quelques pas dans le silence assourdissant, regarda son hôte qui grimaçait à chacun de ses mouvements, puis il revint s’asseoir. La fatigue et l’ennui commencèrent à le gagner. Il s’allongea, immobile sur le sable glacé et attendit ainsi le sommeil. Bientôt, il n’entendit plus que le bruit du vent dans les dunes, ainsi que celui de son propre cœur qui battait avec régularité. Et au bout de quelques minutes, un murmure lointain le tira de sa léthargie.

 

C’était de une mélodie, elle semblait émaner de la planète Argent au-dessus de sa tête. Il tendit l’oreille, et entre quelques vagues de musique, il entendit une voix s’élever. Elle s’adressait à lui : « Petit homme de Noirroc, je vais répondre à tes questions. Je suis Parole. Ton hôte est ma moitié, Silence. Nous communiquons ainsi, elle en s’efforçant de garder le silence pour mieux m’entendre, moi en m’efforçant de ne parler qu’avec sagesse pour ne pas décevoir son écoute. Parfois nos planètes se rejoignent et nous retrouvons, puis elles s’éloignent de nouveau et nous recommençons ainsi. Nous sommes venues nous installer dans cette région reculée afin de mieux pouvoir apprécier nos qualités et défauts respectifs. J’existe par elle, elle par moi. »

Le petit homme voulut l’interrompre avec la question qui lui brûlait les lèvres « mais comment puis-je gagner sa couleur ? », mais Parole avait disparu.

 

Il se sermonna intérieurement d'avoir été trop impatient et se mit à réfléchir au moyen qui serait le meilleur pour mériter le jaune.

Silence le regardait. Il lui rendit son regard sans rien dire. Ils se contemplèrent ainsi longtemps.
Les grains de sable de la planète semblaient les observer et arbitrer un match imaginaire. A cette idée, le petit homme ne put s'empêcher de sourire. Au même instant et comme si elle aussi avait songé la même chose, Silence se mit à sourire. Ils se sourirent et échangèrent longtemps des regards amusés à chaque fois que le vent faisait s'emballer les cristaux de sable. Le petit homme commençait à se sentir vraiment à l'aise dans ce magnifique tumulte de vent et de sable. La musique d'Argent avait recommencé à se faire entendre, l'air froid renvoyait l'écho de sons infimes que de minuscules insectes produisaient loin de là. Tous deux étaient parfaitement immobiles et sereins, le petit homme n'avait plus du tout envie de parler désormais. Plusieurs mois passèrent ainsi, jusqu'à ce que Noirroc revienne à la mémoire de son exilé. Il fronça les sourcils. Silence en fit autant, puis se leva. Elle tenait un grain de sable dans sa main, le lança au petit homme qui le rattrapa à la volée. Il releva la tête: Silence lui indiquait une direction vers le ciel. C’est la voix de Parole qui se fit entendre lorsqu’elle ouvrit la bouche pour dire : "La prochaine planète est là-bas. Bon voyage".

Le petit homme évalua la distance qui le séparait du petit point indiqué à une petite journée de marche. Sans mot dire, il salua son hôte de la tête, empocha son grain de sable jaune et se mit en route.

Il avait largement sous-estimé la distance qui séparait Or de la prochaine planète. Il lui fallut plus de dix jours pour la rejoindre.

Lorsqu'il arriva, à bout de souffle, il fut accueilli par un jeune homme vêtu de blanc qui caressait un grand chien. Il n’y avait pas à première vue de couleur spéciale sur cette planète.

 

 

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« Bonjour » lui dit le jeune homme

« Bonjour » répondit-il.

« D’où viens-tu, ainsi accoutré, et que viens-tu faire ici ? » lui demanda le jeune homme qui l’observait sous toutes les coutures.

« Je suis originaire de Noirroc, mais j’ai déjà visité la planète Verte, la planète d’Or et de nombreuses régions de l’espace, afin de trouver les couleurs nécessaires pour retourner sauver ma planète qui se meurt. Cela explique mon accoutrement, j’ai beaucoup voyagé et je n’avais aucun vêtement de rechange, mes habits sont donc usés jusqu’à la corde. J’en suis navré. »

« Ce n’est pas grave va, nous allons essayer de te trouver de quoi t’arranger un peu. » Il partit chercher un peu de fil et une aiguille et les tendit au petit homme qui s’empressa de raccommoder ses vêtements. « Je ne sais pas me servir de ces outils » dit le jeune homme au voyageur lorsque ce dernier voulut les lui rendre « tu peux les garder. »

« Tu dois avoir faim » ajouta-t-il. Puis il alla chercher dans un grand garde-manger de quoi préparer un somptueux repas. Il sortit aussi une batterie de casseroles, de couteaux, de plats en porcelaine. « Je ne sais pas cuisiner, mais il y a ici tout ce qu’il faut pour te préparer à manger »

Le petit homme se mit aux fourneaux et prépara un copieux repas pour eux deux, sans oublier le grand chien.

Alors qu’ils mangeaient, le petit homme se risqua à demander « sauriez-vous où je pourrais trouver une couleur par hasard ? J’ai déjà le bleu, le vert, le jaune, mais je ne sais pas combien d’autres couleurs je dois encore trouver et j’ai déjà laissé passer beaucoup de temps» mais le jeune garçon ne répondit pas. A la fin du repas, il se pencha à l’oreille de son chien et lui murmura quelque chose. Ce dernier s’éclipsa discrètement.

Le petit homme de Noirroc était un peu déçu, mais il était tellement fourbu par son long voyage qu’il demanda à son hôte l’hospitalité pour la nuit avant de reprendre sa route.

Le jeune homme lui montra un tas de belles planches et de clous et lui dit « Je ne sais pas monter un meuble, mais j’ai là une petite boîte à outils et tout le matériel qu’il faut, si tu souhaites t’en fabriquer un ». Le noirrocien se dit qu’il pouvait tout aussi bien dormir par terre, mais après avoir jeté un œil alentours, il remarqua que son hôte n’avait pas de lit lui-même. Il se dit alors qu’il pourrait le remercier en lui en fabriquant un. En fait de petite boîte à outils, il s’agissait de la panoplie complète du bricoleur, et le petit homme en fut très impressionné. Il fabriqua en un rien de temps deux lits robustes et se coucha dans l’un des deux.

Le lendemain matin arriva et alors que le petit homme était sur le point de partir, il remarqua tout un tas de choses qu’il pourrait arranger et réparer avant de repartir. La planète était truffée de beaux matériaux et de ressources fabuleuses, mais son occupant s’obstinait à dire qu’il ne savait rien faire et préférait se contenter de vivre sans les objets qui étaient usagés plutôt que de se risquer à les réparer en dépit du bon sens. « D’ordinaire, j’envoie mon grand chien racheter ce qui me manque sur les planètes alentours, mais il est parti en course et ne revient pas. Tout cela devra attendre son retour ! ». Mais le petit homme ne l’entendait pas ainsi et il resta, se disant qu’il repartirait au retour du chien. En s’occupant ainsi des problèmes de son hôte, il réalisa qu’il n’avait jamais autant eu l’occasion de prendre soin de lui-même.

Les deux compères, en vivant côte à côte, se rendirent compte que leur qualité de vie respective s’en trouvait améliorée. Si l’un avait un problème, l’autre trouvait une solution et si l’autre n’osait pas entreprendre quelque chose, l’un l’y poussait.

Le petit homme s’inquiétait de ce qu’il adviendrait de son compagnon quand lui devrait reprendre la route, aussi, il se résolut à bricoler en secret une machine qui leur permettrait de communiquer à travers l’espace et de continuer à se conseiller mutuellement sans se soucier de la distance.

 

Un soir, le grand chien revint, tenant dans sa gueule un petit sac qu’il donna à son maître. Ce dernier, après avoir longuement flatté l’encolure de son compagnon à quatre pattes, extirpa du sac un petit morceau de papier et un objet qui avait une lueur étrange. Il se tourna vers le petit homme de Noirroc et lui dit « Tiens mon ami, la note dit qu’il s’agit de la couleur Orange.  Moi je ne vois rien, mais j’ai confiance en mon compagnon : je lui ai demandé de trouver une couleur, je sais que c’en est une. Tu peux reprendre la route ! Mon chien et moi nous en sortirons très bien sans toi ! »

 

Le petit homme n’en revenait pas : son ami avait envoyé quérir pour lui une couleur. Il n’osait pas imaginer combien cette merveille avait pu lui coûter. Il tendit le bras en tremblant vers l’objet, qui n’était autre qu’un monocle cerclé de métal à la teinte très vive.

« Allons, allons » dit le jeune homme, qui ne parvenait pas à cacher son émotion  « va-t-en et laisse nous donc ! »

 

Quelle ne fut pas sa surprise lorsque le petit homme lui tendit un des combinés de sa machine en lui expliquant son fonctionnement. « Ainsi, nous pourrons toujours communiquer, et ces adieux n’en sont pas vraiment ! »

 

Le jeune homme se ressaisit fort promptement et lui dit en riant « Ah ! Bon ! Eh bien, puisque tu ne pars pas vraiment, nous pouvons faire l’impasse sur les adieux déchirants et encore prendre quelque chose à boire tant que je te fais appeler un transporteur ! » Sur ces mots, il envoya de nouveau son grand chien quérir un transport, et ils burent tout deux une bonne bouteille que, bien sûr, le petit homme de Noirroc eut pour mission de déboucher.

 

Quand le transporteur arriva, il les trouva tous deux ivres. Il invita le petit homme de Noirroc à monter derrière lui et les adieux furent brefs et enjoués.

 

Le petit homme eut la sensation que le monde se dérobait sous ses pieds, et que le véhicule qui le portait tanguait. Lorsqu’il regagna un peu ses esprits, il réalisa que la sensation n’était pas si étrangère à la réalité : le transporteur (dont il ne voyait que le dos et l’improbable chevelure) et lui chevauchaient en réalité une créature immense faite pour moitié de chair et pour autre moitié de mécanique. Le front de l’animal était orné d’une longue corne et ses flancs portaient de lourdes sacoches qui débordaient d’enveloppes de toutes tailles.

 

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« Vous êtes remis mon petit Monsieur ? » demanda le transporteur, sans se retourner.

Le petit homme regarda tout autour de lui comme pour s’assurer de sa réponse et s’apprêtait à acquiescer lorsqu’il aperçut tout autour de lui des étincelles qui n’étaient ni noires, ni blanches, ni bleues, ni vertes, ni jaunes, ni oranges. « Ca par exemple » s’exclama-t-il « vous êtes le gardien d’une couleur ! »

« Oui, en effet Monsieur, je suis le gardien du rouge. Ca ce n’est pas commun, les gens qui voient ma couleur. Je ne suis pas vraiment transporteur à vrai dire, mais j’ai trouvé votre chien joli et j’aime bien la région, donc j’ai accepté la mission. En réalité, je suis livreur de bonnes nouvelles. »

Le petit homme ne se tenait plus de joie : une autre couleur était à sa portée ! Il craignait qu’il ne fût pas poli de demander tout de suite au livreur de lui donner un peu de sa couleur, donc il préféra lui faire un peu la conversation d’abord. « Livreur de bonnes nouvelles ? Comment faites-vous pour cela ? Vous ouvrez les notes et confiez à quelqu’un d’autre la corvée de distribuer les mauvaises nouvelles ? » demanda-t-il.

« Pas du tout mon petit monsieur ! Je livre absolument toutes les nouvelles, mais mon rôle est de trouver et révéler l’aspect positif de chacune, même des plus mauvaises. Ainsi, lorsque je quitte une personne à qui je viens d’annoncer une très mauvaise nouvelle, ma mission est réussie si cette personne a malgré tout le sourire, aussi petit fut-il. C’est un travail difficile, car je n’ai jamais de répit, mais il est très gratifiant. »

« Et pensez-vous que vous pourriez me donner un peu de votre couleur ? » se risqua à demander le petit homme, bien conscient que cela n’avait pas grand-chose à voir avec le potage.

Le livreur se mit à rire : « Mais c’est que je ne peux pas vous en donner si facilement ! Voyez-vous, je n’ai qu’un seul objet palpable fait de rouge. Les étincelles que vous voyez autour de ma licorne ne peuvent pas être attrapées, ni contenues, je ne peux donc pas les donner. Et il va de soi que je ne donnerais pas cet objet à n’importe qui : je ne sais pas en quoi vous, parmi tous les autres, devriez la mériter davantage. »

« Mais il ne peut pas y avoir tant de candidats potentiels que cela: l’univers me semble bien vide ! » s’exclama le petit homme.

« Vous le croyez vraiment ? L’univers est rempli de personnes ! Certes, peu d’entre elles voient les couleurs, encore moins en voient plusieurs, mais je ne vois pas ce qui vous distingue ! »

« Je possède déjà quatre couleurs : une qui s’appelle bleu, puis le vert, le jaune, le orange, et je les vois toutes, en plus de la vôtre. » se précipita d’ajouter le petit homme. 

« Hum, oui, c’est en effet assez impressionnant... Mais quand bien même, que ferez vous de ces couleurs si vous parvenez à les réunir toutes ? »

« Je compte les rassembler afin d’obtenir le pouvoir de sauver ma planète qui se meurt. »

« Ah ah, on vous a raconté cette bonne vieille légende n’est-ce pas... Eh bien soit, mais qu’allez vous faire d’une planète toute fraîche ? Des visiteurs s’y précipiteront des quatre coins de l’univers, d’autres viendront carrément s’y installer, avec leurs espoirs, leurs trivialités et leurs tempéraments compliqués et vous qui n’avez croisé qu’une poignée d’âmes qui vivent de toute votre existence, vous allez vous trouver bien malheureux parmi toute cette masse. Cela me surprendrait que vous soyez capable de survivre à une telle variété de personnes. »

Le petit homme de Noirroc n’avait jamais songé à cela et il était forcé d’admettre que le livreur avait raison. Le problème semblait inextricable. Il réfléchissait à toute vapeur : peut-être aurait-il dû se tempérer davantage avant de s’embarquer dans cette aventure, s’assurer qu’il avait les épaules pour mener à bien la mission qu’il s’était fixée. Sa mine s’était assombrie.

Voyant cela, le transporteur lui dit : «  Voilà ce que nous allons faire : restez avec moi sur la licorne. Nous ferons mes tournées ensemble, je vous ferai voyager dans tout l’univers et lorsque vous connaîtrez assez de monde, je vous donnerai ma couleur. »

 

Le pacte se scella de lui-même. Le livreur et le petit noirrocien parcoururent ensemble l’univers entier. Le livreur semblait connaître tout le monde. Chaque personne à laquelle il livrait les nouvelles les voyaient arriver avec une joie mêlée d’appréhension, mais il savait semer l’espoir et l’enchantement dans les cœurs. Les mauvaises nouvelles étaient estompées, les bonnes devenaient meilleures encore. Le petit homme de Noirroc découvrit la grande diversité des âmes qui peuplaient l’univers. Les fous talentueux, les tristes égocentriques, les philanthropes originaux, les gens du commun qui brillaient chacun d’un feu discret et différent, les abrutis, les amuseurs, les coquets et les beaux parleurs.

Au bout de quelques mois de voyages, le livreur lui confia même la tâche de délivrer à sa place les missives qui leur étaient destinées à tous ces gens, d’abord les bonnes nouvelles, puis les nouvelles neutres et enfin les mauvaises. La tâche était ardue et éreintante, mais la satisfaction était telle qu’ils continuèrent ainsi très longtemps à s’épauler tous deux, de planète en planète.

 

Puis un jour, le livreur sortit de sa poche une enveloppe rouge, et il la tendit à son compagnon.

 

« Voilà » dit-il « tu as rempli ta mission, je te crois désormais capable de comprendre toutes les bizarreries de chaque ‘autrui’, et de communiquer avec chacun. A mon tour de remplir ma part du marché. »

 

Le petit homme de Noirroc prit l’enveloppe et remercia chaleureusement son ami.

 

« Maintenant, veux-tu que je te dépose quelque part avant de reprendre ma besogne ? » demanda le livreur au petit homme.

 

Mais où allait-il bien pouvoir se rendre désormais ? Nulle part, dans leur épopée, ils n’avaient croisé d’autre couleur. Si bien que le pauvre noirrocien avait fini par se demander s’il avait la capacité de voir les couleurs qui restaient.

 

« Non, merci mon ami, je dois trouver les autres couleurs et je ne saurais pas où te demander de m’emmener. »

« Alors va. Je ne m’inquiète pas pour toi, il y a quelque chose dans ton regard qui inspire la confiance et la foi, je suis sûr que tu exauceras ton rêve. »

 

Ils se quittèrent ainsi et le petit homme reprit sa route.

 

Il y avait quatre années qu’il avait quitté sa planète d’origine et il craignait qu’il ne fût trop tard pour la sauver. Il marcha toute une année encore, dans l’espoir de trouver d’autres couleurs, mais ce fut en vain. Il retourna visiter ses amis gardiens des couleurs, rempli d’attentes qui ne tardèrent pas à être toutes déçues.

 

Au terme de cette année, il se remit en route pour Noirroc, plus désespéré que jamais. Il irait mourir là-bas, comme il aurait dû le faire il y a bien longtemps... A la réflexion, il ne regrettait pas son voyage, ni les belles rencontres qu’il avait faites, mais il se dit qu’il avait importuné beaucoup de monde avec ses espérances farfelues et qu’il aurait mieux fait de laisser toutes ces personnes à leur tranquillité.

Sa tristesse se transformait par à-coups en colère : il avait avec lui le bleu, le vert, le jaune, le orange, le rouge, il avait appris à nommer les choses, à estimer le silence et la parole, à s’occuper d’autrui, à comprendre et à communiquer avec l’univers entier. Quelle leçon pouvait-il bien rester à apprendre ?

 

S’emporter et s’interroger davantage était vain. Il vit au loin la masse de Noirroc et cette vision désolante acheva tout à fait de l’en convaincre. Une petite écharpe de bleu constellé d’étoiles scintillait au loin : il était donc arrivé au bon moment pour assister à la toute fin de sa planète.

 

Ses yeux s’embuèrent, mais il continua d’approcher.

 

Noirroc n’était plus qu’une boule de liquide noir en fusion, agitée ça et là de spasmes qu’il distinguait à peine à cause de ses larmes. Il discerna pour la première fois le reflet de son visage sur la surface de Noirroc, qui était devenue légèrement réfléchissante. Quelque chose lui sembla être curieux. Il s’approcha encore. Ses larmes stoppèrent lorsqu’il entrevit, à la place de ses deux iris, deux petites zones qui n’étaient faites ni de noir, ni de blanc, ni de bleu, ni de vert, ni de jaune, ni d’orange, ni de rouge.

 

Il lui fallut un moment pour réaliser...

 

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...que lui aussi, possédait une couleur.

 

Tout ce temps et toutes ces rencontres, toutes ces recherches et toutes ces déceptions, toutes ces errances et toutes ces joies, pour finalement réaliser que lui aussi, tout petit homme qui venait du noir, était en fait le gardien d’une couleur.

 

« Et pas n’importe laquelle », se dit-il. « Cette couleur est de loin la plus belle ! »

 

Il fallait maintenant la nommer.

On a déjà dit que son nom à lui importait peu, car il n’existait plus personne pour se souvenir de ceux qui le lui avaient donné, sauf lui-même. Et comme ses parents s’appelaient Viktor et Auléa, il baptisa sa couleur ‘violet’.

 

En son for intérieur, le gardien du violet savait bien qu’il ne pourrait plus sauver Noirroc. Il savait bien aussi qu’il n’avait pas trouvé toutes les couleurs, qu’elles étaient encore une infinité et que sa vie entière ne suffirait pas à toutes les trouver. Il savait en revanche qu’il saurait les nommer avec bon sens, qu’il saurait les faire cohabiter avec harmonie, comme Parole côtoie Silence, qu’il saurait les utiliser pour accomplir de bonnes choses et qu’il saurait les distribuer alentours.

 

Il décida donc de formuler le vœu que tout le monde puisse voir toutes les couleurs.

 

Et c’est ce qui arriva.

 

 

Noirroc n’était plus. Plus rien ne retenait désormais le Petit Homme Duquel Venaient les Couleurs. Il prit donc une route.

 

N’importe laquelle.

 

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-FIN-

 

 

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14 septembre 2011 3 14 /09 /septembre /2011 06:39

 

 

 

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            L'inspiration, et je trouve cela fâcheux, n'est malheureusement pas le fait d'une petite créature posée sur l'épaule du créateur, qui lui inspirerait ses plus belles pièces. Au contraire, elle se trouve le plus souvent dans les éléments qui composent le quotidien et qui sont galvanisés proportionnellement à l'affection ou l'intérêt que l'auteur peut leur porter. C'est ainsi que toute chose, que chaque fait ou personne à l'existence même anecdotique peut se retrouver en suivant les méandres d'une imagination torsadée à l'origine d'une oeuvre de l'esprit.


Si le dernier conte publié ici est le seul à le revendiquer, puisqu'il a été écrit dans le but d'être offert à l'occasion d'un PACS, chacun des contes parus jusqu'à aujourd'hui est pourtant également inspiré, croyez-le ou non, de faits, de personnes et de situations réels.

 

C'est en l'honneur de ces engrais si fertiles qu'après plusieurs années d'existence, l'Autre Grimoire se dédouble.

 

Cet autre Autre Grimoire est un site Internet qui propose la création sur mesure de contes illustrés ou d'illustrations seules, à offrir ou à s'offrir, pour toutes les occasions ou sans occasion du tout.

 

             Lorsque votre conteuse vous dit 'sur mesure', elle tient à insister sur le fait qu'elle ne se contente pas de remplacer quelques noms et pronoms par-ci par-là question de donner à son lecteur l'illusion que son histoire le concerne, non: la démarche derrière la création de lautregrimoire.com se veut honnête dans le respect de la notion de création originale entièrement personnalisée.

 

N'hésitez pas à suivre le lien en cliquant sur l'image ci-haut, n'hésitez pas non plus à le partager.

 

Les Contes pour Enfants Déviants, ceux qui sont inspirés par les rencontres quotidiennes de votre conteuse, reprendront très bientôt, ici-même.

 

 

 

 

 

La Conteuse Déviante

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31 mai 2011 2 31 /05 /mai /2011 11:05

 

 

 

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Il eut été de bon ton que cette histoire commençât par 'Il était une fois', car c'est ainsi que toute grande histoire se doit de commencer, mais voilà: l'histoire qui va vous être contée n'est pas une grande histoire. Quant à être de bon ton, elle n’en a cure ! En fait, il va sans doute s’agir d’une petite histoire, très ordinaire, comme le sont toutes les histoires vraies et très extraordinaire, comme le deviennent fatalement les mêmes histoires une fois filtrées par la plume d’un conteur. Mais la vérité toute crue doit être dite : au moment où ces mots sont écrits, votre conteur n’a absolument pas la moindre idée de l’histoire qu’il va vous narrer !

Il sait déjà fort bien en revanche ce qu’il a l’intention de mettre dans cette histoire pour compenser sa décision de vous priver d’un ‘Il était une fois’. Il sait que vous ne le pardonnerez qu’à la condition qu’il parsème ces pages des très très belles choses que l’on retrouve toujours dans les contes comme dans les histoires vraies. Votre conteur est pudique comme une vieille anglaise, mais il vous promet d’ores et déjà de mettre dans son chaudron beaucoup de joies et quelques peines (parce qu’il en faut bien), qu’il aura soin d’envelopper dans une gelée de sentiments fort beaux, sans lesquels une histoire ne mérite même pas qu’on lui consacre une ligne.

Un conte, ça ne papote pas pendant des lustres, au contraire : ça galope à belle allure directement vers l’essentiel, voilà pourquoi, afin de n’avoir pas à vous perdre dans des généalogies un tantinet barbantes, votre conteur piochera dans le calendrier deux prénoms au hasard. Ainsi désignés par une main dont vous jugerez vous-mêmes de l’innocence, ces deux prénoms deviendront ceux des deux personnages principaux de cette histoire et seront plongés sans examen dans le chaudron de la narration, parmi les joies, les peines et la gelée de sentiments.

 

Fermons les yeux, plantons le doigt à la date du jour, reculons à tâtons de quatre mois, piochons-y un prénom, avançons de quatre autres, attrapons-y un second et voyons où nous mènera cette histoire, cette histoire en forme de conte ne commençant pas par ‘Il était une fois’.


Dans les hautes collines d’un pays qui pourrait bien être n’importe lequel, pourvu qu’on y trouvât des collines, résidaient les Fées qui avaient pour vocation de devenir Marraines. L’une d’entre elles, la plus âgée et la plus sage d’entre toutes, avait été la Marraine de tant d’enfants que la rumeur lui en prêtait au moins un par prénom, ainsi que plusieurs Renaud et Aliénor, qui étaient des prénoms fort répandus parmi les familles qui avaient les moyens d’envoyer une requête de marrainage. Car oui, c’est navrant à dire, mais il fallait alors, pour offrir à son enfant les bons soins d’une Fée Marraine, avoir les moyens de payer le prix d’un timbre poste. Un timbre poste est certes fort peu coûteux, mais tout le monde parmi les jeunes parents n’avait pas toujours les moyens d’en retrancher la valeur sur leurs maigres revenus.

La doyenne des Fées Marraines s’était toujours dressée contre l’administration de son ordre qu’elle estimait être des plus injustes. Selon elle, tous les enfants naissaient égaux  en droits et chacun pouvait donc être mis sous la protection d’une Fée sans que ses parents aient à dépenser le moindre sou pour cela. Toute dérisoire fut-elle, la taxe du timbre-poste lui semblait être une insulte à son merveilleux métier et elle avait mis un point d’honneur à ne pas s’y soumettre. A peine avait-elle acquis ses pouvoirs de Fée Marraine qu’elle était partie en quête d’un moyen de transport qui lui permettrait d’arpenter le monde à la recherche de tous les nouveau-nés désargentés. Il lui avait fallu rencontrer bon nombre de créatures avant d’en croiser une qui fut sensible à sa cause et acceptât de surcroît d’être sa compagne de voyage. Elle avait fini par faire la connaissance d’Epona, une Licorne douée de parole qui passait pour marginale depuis qu’elle avait décrété qu’il était injuste que les membres de son clan refusent d’approcher les jeunes garçons pour leur privilégier les jeunes filles. Epona ne voyait pas en quoi un jeune garçon serait moins pur qu’une jeune fille et trouvait le snobisme des autres Licornes tout à fait pendable.

C’est ainsi que la Licorne et la Fée Marraine avaient parcouru ensemble des siècles durant le vaste monde afin de rétablir la justice et de doter tous les enfants, sans distinction de sexe ou de bien matériel, de leurs bénédictions conjointes.

C’est ainsi aussi qu’elles se retrouvèrent toute deux à un âge fort avancé mises au ban de leurs communautés : on commençait à craindre qu’elles ne soient trop fatiguées pour mener à bien leurs missions de marrainage et comme les pattes de l’une et les sorts de l’autre étaient passablement usés, elles ne pouvaient plus aller à leur gré aussi allègrement qu’avant.

Sentant toutes deux le déclin de leurs forces poindre, elles se mirent en route un beau matin, après avoir passé une longue semaine enfermées à débattre sur la façon dont elles aimeraient occuper leurs vieux jours. Chacune avait exposé à l’autre son désir de marrainer un dernier enfant, mais elles s’étaient mutuellement raisonnées en déclarant que non, ce n’était vraiment plus de leur âge. Elles avaient exploré de nombreux compromis, puis étaient arrivées à la conclusion qu’elles auraient toutes deux aimé s’instruire sur les coutumes du monde environnant qui, il faut bien le dire, avaient eu le temps de changer au moins cent fois depuis leur naissance. Une occasion de se cultiver leur semblant être la seule chose qui puisse compenser la frustration de ne pouvoir s’occuper d’un petit enfant, ce matin-là, elles avaient pris la route en direction d’un petit monastère qui était réputé pour ses ressources documentaires sur toutes les figures saintes. La vieille Fée et la Licorne, qui étaient nées dans un monde foisonnant de créatures magiques et de divinités diverses étaient curieuses de découvrir les nouveautés qu’avaient à offrir un dieu unique et de multiples Saints.


 

 

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Et voilà nos deux comparses, consultant d’un œil étonné et dubitatif les vastes pages d’un grimoire rempli de martyres et d’hommes de foi qui, à tout prendre, ne leur semblaient guère différents des dieux et esprits de leur jeunesse, à quelques souffrances près ! Mais les esprits des deux amies vagabondaient déjà loin des légendes des Saints et plus elles avançaient dans leur lecture, plus elles se lorgnaient du coin de l’œil, chacune en proie à la même idée tenace et chacune n’osant pas en faire part à l’autre de crainte de se faire réprimander. N’y tenant plus, Epona rompit le silence : « Ah ! c’en est trop ! C’est bien beau, le tourisme culturel, mais moi, à force de voir tous ces petits humains enluminés, j’ai de plus en plus envie d’en trouver un duquel m’occuper ! Et ne me dis pas, vieille Fée, que tu n’en as pas autant envie que moi, je te vois bien soupirer et triturer le bord de ta cape ! »

Et en effet, la vieille Fée se lamentait en son for intérieur de n’avoir plus de petit bambin sur le berceau duquel se pencher. Elle essaya bien de raisonner Epona, en lui rappelant qu’elles n’avaient plus l’âge légal ni l’énergie d’entreprendre de nouveaux marrainages, mais elle-même n’était guère convaincue par ses propres arguments. Après quelques heures d’une discussion animée et voyant qu’elles avaient toutes deux fini par se ranger du même côté, la vieille Fée trancha : chacune piocherait dans le livre le Saint qu’elle préférait et serait la marraine du prochain enfant du pays qui naîtrait et porterait le même prénom.

 

La Fée, qui était une érudite et aimait autant les livres que les langues étrangères, choisit sans hésiter le Saint patron des éditeurs et des traducteurs. Il lui restait à attendre que quelqu’un qui n’avait pas le sou se décidât à appeler son enfant Jérôme.

Epona parcourut longtemps le grand livre, cherchant un prénom qu’elle espérait venger en lui offrant une bien plus jolie vie que celle de son Saint patron. Elle avisa une grande image dorée qui lui plût aussitôt : le jeune homme qui y était représenté était transpercé de flèches et l’une d’entre elles lui traversait le front : « Ah ! celui-ci a une corne sur le front, tout comme moi, c’est celui que je veux !’. La Fée aurait préféré que la Licorne choisît une fille, pour la parité, mais c’était oublier les positions idéologiques de cette dernière qui souhaitait venger les garçons qui avaient subi le mépris de ses congénères Licornes.

 


 

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Epona fut chanceuse, car un petit Sébastien naquit bientôt non loin de là et elle se précipita à son chevet. Son enthousiasme à voir le nourrisson fut si grand qu’elle manquât deux fois de lui crever un œil. Elle ne parvenait pas à contenir sa joie, mais au troisième coup de museau affectueux qu’elle voulût lui donner elle passa si près de rendre le petit complètement borgne qu’elle décida, pour plus de sûreté, de ne plus désormais le regarder que par l’intermédiaire d’un miroir, ainsi, sa corne ne risquerait plus d’aller se ficher quelque part dans la chair dodue du bambin.

La Fée dût attendre plus longtemps, mais quelle ne fut pas sa joie lorsqu’elle apprît qu’un petit Jérôme venait de voir le jour ! Elle et Epona partirent de bon train pour veiller le nouveau-né et lui offrir tous leurs bons souhaits. Les enchantements de la vieille Fée étaient presque tous dissipés, il ne lui en restait qu’une petite poignée en réserve et elle entendait bien les économiser et les dispenser avec sagesse, le plus longtemps possible, pour le bien-être de son petit protégé. Comme sa magie ne se voyait pas sur sa figure, elle s’établit comme nourrice auprès du petit Jérôme qui s’y attacha très vite, autant qu’à ses propres parents.

Epona n’avait pas autant de chance car les Licornes n’étaient pas supposées évoluer parmi les Hommes. Elle songea bien deux ou trois fois se faire limer la corne pour pouvoir passer incognito, mais elle savait que les plus jeunes Licornes qui subissaient cette opération perdaient toute leur magie, quant aux Licornes plus âgées, elles risquaient de perdre bien davantage encore. C’est ainsi que sa résolution de n’observer le petit Sébastien qu’au travers d’un miroir s’avéra bien pratique. Elle profitait de toutes les fois où le garçon passait devant une surface réfléchissante pour lui apparaître en reflet. Au tout début Sébastien, qui ne savait pas encore que les Licornes ne sont pas censées exister, était très heureux de ces visites. Puis il grandit et on l’informa que les Licornes n’existaient pas. Au lieu de se croire fou, il préféra garder pour lui ses visions et prenait grand plaisir à passer des heures devant son miroir, car à ces seules occasions, il pouvait parfois entrevoir Epona, qui le contemplait  par-dessus son épaule d’un regard infiniment bienveillant. On prenait Sébastien pour un coquet, mais il s’en moquait bien : lui savait qu’il avait de la chance et qu’une Licorne veillait sans cesse sur lui, et cela le comblait.

Pendant ce temps-là, Jérôme lui aussi grandit. La vieille Fée qui était sa nourrice le chérissait de tout son cœur. Parfois, elle usait d’un peu de sa magie pour déguiser Epona, afin de lui permettre de voir comment Jérôme devenait petit homme. Elle passait alors furtivement devant la fenêtre, accoutrée en éléphant étrange, une trompe pastiche fichée sur la corne et une bedaine en chiffon attachée sous le ventre, ce qui résulta en une affection débordante du petit bonhomme pour les pachydermes. Il se mit, sous l’œil amusé de la vieille Fée, à en faire collection et entassa pendant toute son enfance une respectable collection de figurines dodues à trompe.


 

 

 

 

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En grandissant, chacun des deux garçons, encouragé par sa marraine, développa un goût prononcé pour les choses qui étaient bonnes et belles. Jérôme aimait les lettres et comme il était enthousiaste à partager tout ce qui le charmait, il choisit une voie qui lui permettrait d’exprimer ce penchant naturel. Il monta sur des planches et en redescendait parfois pour observer aussi ce que cela faisait d’être de ce côté, du côté où l’on est spectateur. La vieille Fée lui avait insufflé son amour des enfants, ce qui rendit Jérôme encore plus curieux et désireux de comprendre ce qui, dans leurs récréations, avait le pouvoir de rendre les petits joyeux, surtout ceux dont le quotidien n’était pas forcément propice à l’amusement. Plus Jérôme grandissait, plus il apprenait ce qu’être grand veut dire et plus il lui semblait évident que les adultes n’étaient jamais que des enfants grandis et qu’ils avaient tout autant besoin que leurs miniatures de trouver de la joie là où elle se trouve : dans les arts et les fêtes.

 

Sébastien quant à lui était appliqué et secret et il avait pris un goût si fort pour toutes les belles choses qu’il voulut en créer à son tour. Il était fort doué et très encouragé par sa famille, mais malheureusement il était aussi très anxieux et croulait sous les doutes. Aussi, il préféra se tourner pour exprimer son art vers un public qui, bien que très exigeant, était toujours heureux et toujours émerveillé : il s’occupa donc d’enfants. Il leur donnait à voir avec beaucoup d’adresse tout ce qui l’émerveillait lui : il fabriquait des histoires, des costumes et des images, il inventait des jeux et des gâteaux aux formes farfelues. La Licorne Epona n’était jamais bien loin de lui et elle était enchantée d’être parvenue à inspirer à ce petit garçon autant de belles choses. Sa fierté était grande de l’avoir vu devenir un adulte qui ne chipotait pas et aimait autant prendre soin des couettes que des casquettes, cela la confortait dans l’idée que les filles n’étaient pas les seules à avoir dans le cœur de larges lampées de sagesse et de pureté.

 

 

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Les années passèrent. Epona et la Fée s’éloignèrent, satisfaites de leurs petits protégés, n’apparaissant plus à l’un et à l’autre qu’à de rares occasions et préférant ne prendre de leurs nouvelles que de loin en loin afin de les laisser devenir à loisir de grands et bons adultes.

 

 

Sébastien, qui était toujours aussi secret et toujours aussi sensible aux belles choses, partit habiter dans une région baignée par le soleil. Comme il voyait de moins en moins souvent la Licorne qui l’avait accompagné durant toute sa jeunesse et qu’il était toujours autant attaché aux enfants, il devint antiquaire et se spécialisa dans la réparation de jouets anciens et de très vieux miroirs. La solitude se faisait parfois sentir, mais elle était compensée par le plaisir qu’il éprouvait à œuvrer sur de beaux objets et par la joie communicative des bambins qui repartaient de son échoppe en serrant dans leurs petits bras les beaux joujoux auxquels il avait redonné une seconde vie. De temps à autres (tout le temps à vrai dire), il scrutait en soupirant les coins de ses miroirs pour voir s’il n’y verrait pas apparaître Epona mais cette dernière, qui était vraiment très très vieille, ne se déplaçait plus guère.

 

Jérôme habitait dans le Sud et partageait ses journées entre les livres et l’invention de moyens toujours nouveaux de mettre un peu de joie dans la tête des grands. Il avait reçu tant d’amour de la part de sa vieille nourrice qu’il ne rêvait plus que de pouvoir en donner à son tour, ce qu’il faisait avec beaucoup de générosité. Puis tout naturellement il voulut en donner à un petit enfant et c’est ainsi qu’il se trouva sur le point de devenir papa.

 

La vieille Fée-Marraine avait regagné les collines avec son amie Epona, où elles passaient leurs journées à profiter d’un repos bien mérité. Cela ne les empêchait certes pas d’avoir l’œil alerte et la langue bien pendue lorsqu’il s’agissait de dénoncer les injustices ! Elles déploraient que le monde nouveau ait perdu autant de sa magie d’antan. La Fée-Marraine avait conservé dans un fond de besace un ultime sortilège qu’elle espérait utiliser sur un tout dernier nouveau-né et lorsqu’elle apprît que Jérôme était  papa d’un joli Alexis, elle se mit en route pour saupoudrer ce zeste de magie sur le front du tout-petit : elle tenait plus que tout à lui faire don de la Curiosité, qui était selon elle la qualité principale des plus grands de ce Monde. Epona eut beau protester, réprimander son inconscience et lui rappeler que ses guibolles de vieille fée ne seraient pas assez fortes pour la mener à bon port, elle ne parvint pas à la raisonner. Têtue comme une mule, la vieille Fée fit le long voyage seule, à travers vallées et collines. Epona, prise de remords, avait décidé de la suivre et était partie à ses trousses en traînant ses sabots usés vers le soleil du Sud.

Hélas, la vieille Fée n’avait pas eu le temps de rejoindre le berceau, qu’elle s’effondra à quelques kilomètres de sa destination, sans forces, sans vie, à l’ombre d’un saule où elle s’était arrêtée pour prendre un peu de repos. Epona arriva au saule trop tard et vit à l’endroit où la vieille Marraine s’était éteinte, un bosquet de fleurs blanches et odorantes qui seules apparaissent là où une Fée a poussé son tout dernier soupir. Epona pleura longtemps de lourdes larmes d’argent devant la tombe de sa vieille amie. Ses yeux étaient tout embués et il lui fallut de longues heures avant d’apercevoir suspendue aux branches d’un rosier blanc la besace de la Fée, qui contenait encore le Don qu’elle n’avait pas eu le temps d’offrir au petit Alexis.

Remplie de chagrin, Epona se releva pourtant, déterminée à apporter elle-même le précieux cadeau. Elle sentait les forces la quitter et savait qu’elle n’aurait pas le temps d’aller faire ses adieux au grand Sébastien avant de rejoindre sa vieille amie dans l’au-delà. Elle en était rongée de tristesse et pensait avec douleur à la grande injustice dont elle était victime. Chemin faisant, elle réfléchit à un moyen qui lui permettrait de faire un tout dernier présent à son protégé. Ce n’est qu’en arrivant devant la fenêtre de la chambre du nouveau-né qu’elle trouvât la solution.

 

Epona brisa alors sa longue corne blanche et creusa un trou profond dans le jardin de la maison pour l’y enterrer. Usant de ses dernières forces, elle passa le museau par la fenêtre et fit don à Alexis de la Curiosité, ainsi que la vieille Fée l’avait souhaité, puis elle s’allongea sur le flanc et rendit son dernier souffle ici, heureuse et sereine sous le soleil frais d’un matin d’hiver.

 

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Quelques années passèrent, Alexis grandit et devint un petit garçon fort débrouillard qui passait ses journées, sous l’œil amusé de son papa, à remuer ciel et terre en quête de trésors. A l’intérieur de la maison, il ouvrait les placards, déplaçait les pots de fleurs, s’émerveillait de trouvailles insolites : un dé à coudre, un vieil élastique ou un vieux crayon mordillé le transportaient de joie. Mais c’est dans le jardin qu’il s’amusait le plus, creusant ici et là des petits trous  en suivant les indications qu’il avait lui-même dessinées sur des cartes au trésor. Il avait amassé des pierres de toutes les tailles et de toutes les couleurs dans un coffre de bois qu’il gardait comme une lionne veille sur ses petits !

Par un doux après-midi d’automne, il était affairé à creuser un véritable puits dans le jardin, tandis que Jérôme préparait le dîner. Il creusa si profond qu’il atteignit la corne qu’Epona avait cachée au même endroit quelques années auparavant. Il porta sa trouvaille à son papa et lui demanda de quel arbre pouvait bien venir un aussi joli morceau de bois blanc. Jérôme remarqua vaguement qu’il ne pouvait s’agir d’un vulgaire morceau de bois, mais comme ses petits légumes étaient en train de brûler dans la marmite, il n’y prêta guère plus d’attention. On déposa la corne sur un meuble et Alexis dut aller se laver les mains avant de passer à table.

Mais, on le sait, Alexis était un petit garçon très curieux ! Il ne cessa pas de tanner son papa à propos de la corne jusqu’à ce que ce dernier se décidât à s’y pencher plus sérieusement. C’était à n’en pas douter le vestige d’un très bel objet. Ne trouvant pas quelle pouvait bien en être l’origine, Jérôme, gagné par la curiosité d’Alexis, promit à son fiston de faire le nécessaire pour le découvrir.

La corne traîna encore quelques jours dans la mallette que Jérôme utilisait pour aller travailler et alors qu’il se promenait dans la ville en quête d’un bon fromage pour accommoder leur dîner du jour, Jérôme se retrouva devant la vitrine d’un antiquaire. Jérôme se dit que l’antiquaire saurait sans doute le renseigner sur la mystérieuse origine du morceau de bois blanc.

Il passa la porte et avisa  le propriétaire de la boutique qui était dans le fond du magasin, affairé à réparer un grand miroir. Quel ne fut pas l’étonnement de Sébastien lorsqu’il vit dans un coin de la vitre un rapide éclair d’argent : c’était un reflet qu’il connaissait si bien ! Il se retourna vivement et aperçut Jérôme qui lui souriait, la corne d’Epona à la main.

 

 

Votre conteur va s’abstenir de vous narrer dans le détail la suite des affaires, car cette suite ne regarde personne d’autre que les héros de ce conte et qu’il serait impudique de s’immiscer davantage dans leur histoire. Certes non, l’issue de notre histoire n’était pas prévue et jamais la vieille Fée et la Licorne, qui dans leurs derniers instants avaient juste voulu donner un ultime morceau de bonheur à leurs petits protégés, n’auraient pu soupçonner ce qui arriva par la suite. Mais voilà : cela n’en arriva pas moins ! Tout ce que votre conteur peut vous révéler, c’est qu’aujourd’hui, tous trois vivent sous le même toit. Sébastien et Alexis jouent bien souvent ensemble sous le regard attendri de Jérôme, qui leur mijote de savoureux petits plats.

 

Toutefois, puisque vous avez déjà été privés d’un ‘Il était une fois’, les bonnes manières exigent que votre conteur se plie aux usages et vous livre, en guise de conclusion, une formule consacrée :

 

Ils vécurent heureux et eurent beaucoup... ...de raisons de l’être.

 

 

 

- FIN -



 

 

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27 janvier 2011 4 27 /01 /janvier /2011 14:30

  

 

Dans la Cité des Erudits, tout trouve toujours une explication rationnelle.

Dans la Cité des Erudits, tout le monde est capable de trouver une explication rationnelle à tout.

 

C’est ainsi que les émissaires promeuvent leur Cité à l’étranger et c’est à juste titre, parce qu'il y a fort longtemps, un savant fou (qui n'est autre qu'un Erudit doué d'imagination) inventa une machine qui permettait d'arroser un large périmètre de l'engrais le plus fabuleux: cet engrais n'était composé de rien d'autre que de pensées, de pensées pures, distillées et mises en élixir par des Savants.

Le Palais Royal de la Cité des Erudits fut construit dans le périmètre que couvrait cette machine, si bien que tout le monde au sein de la famille royale ainsi qu'à la Cour était doué d'une grande intelligence et de facultés de raisonnement exceptionnelles. La machine était imprécise et projetait régulièrement l'engrais de pensées en dehors des murs du Palais Royal, si bien que l'on pouvait profiter alentours d'un peu de cette intelligence et qu'il n'y avait à proprement parler pas de sots dans  tout le Royaume. Les seuls qu'on aurait pu y recenser étaient les méchantes gens, qui faisaient délibérément mauvais usage de leur intelligence et que nous aurions en conséquence volontiers prises pour des imbéciles. Mais ils ne l'étaient pas: ils étaient mauvais, c'est tout.

Le Roi Aloïs avait succombé à une maladie de coeur que les Erudits-médecins n'étaient pas parvenus à soigner, laissant le trône à sa femme qui attendait un enfant. La Reine du Royaume était une femme très bonne et très juste, à l'instar de la plupart de ses gens et sujets. Le Palais Royal abritait en ses murs les Erudits eux-mêmes et la plupart des Savants (ceux qui n'étaient pas fous). Malheureusement, tout ce petit monde avait été si longtemps aspergé d'engrais enchanté que l'intelligence de chacun s'était développée au détriment de leur imagination, ce qui ne manquait pas de poser quelques problèmes. C'est pourquoi on renouvelait régulièrement la Cour, on invitait des musiciens venus du reste du Royaume, ou de contrées lointaines, des conteurs et des artistes qui apportaient avec eux un peu de la fantaisie et de la joliesse d’esprit qui manquaient tant en cette partie du Royaume.

La Reine donna naissance à un petit garçon qu'elle prénomma Aloïs en mémoire de son père. L'accouchement se passa fort mal et pendant un moment on crut que l'enfant n'y survivrait pas, mais on fut vite rassuré: à peine remis de son arrivée difficile au monde, Aloïs éclata d'un rire frais et triomphant qui partit en torrent dans tous les couloirs du Palais. Il était tout à fait remis et en merveilleuse santé.

Le médecin qui avait assisté à sa naissance, un vieil Erudit à la mine joviale, se souvint de la fille d'un de ses défunts amis qui était elle aussi sur le point de mettre au monde un petit enfant. Elle vivait dans les quartiers reculés et modestes, loin de l'enceinte du Palais Royal. Son époux était assez âgé et souffrant et serait bien en peine de l'assister en ces temps difficiles, le médecin décida donc d'emmener avec lui une vieille sage-femme à qui il confierait la mission de veiller sur la jeune future mère et de l'assister jusqu'au moment venu. Il quitta donc le Palais avec la sage-femme et ils traversèrent à pieds la Cité pour se rendre au logis du couple.

Il avait été bien inspiré car à peine furent-ils arrivés que la jeune mère entra en travail. Le père, dont la maladie avait gagné beaucoup de terrain, était en proie à la plus grande panique mais ne pouvait plus bouger de sa couche. Le médecin, voyant que sa faible condition physique ne lui permettrait sans doute pas de survivre à l’émotion de la naissance du petit, resta à son chevet tandis que la sage-femme s'occupait de son épouse. L'enfant vint au monde au bout de quelques heures de pénible labeur et la sage-femme eut à peine le temps de le laver et d'annoncer son sexe à ses parents épuisés qu'elle se mit soudain à balbutier des phrases incongrues et à faire des gestes complètement insensés. Le père, inquiet et fébrile, ne put se contenir plus longtemps et se redressa d'un coup pour aller prendre son fils dans ses bras. Le même sort que celui qui avait frappé la pauvre sage-femme l'attendait: il n'eut le loisir de regarder son fils que quelques secondes avant d'être saisi à son tour de folie. Il gesticulait et scandait des phrases sans queue ni tête, clignait des yeux comme si ceux-ci avaient été brûlés et tomba bien vite sans connaissance sous l'effet de cet excès d'agitation.

Après avoir administré un sédatif à la sage-femme qui continuait dans un coin de la masure ses discours et gestes déraisonnés, le vieux médecin se pencha sur le nouveau-né et après avoir poussé un cri de stupeur en détourna très vite le regard. Il se précipita sur les draps qui recouvraient le lit et les déchira pour obtenir un bandeau de tissus qu'il appliqua avec douceur sur les yeux du petit enfant, en se gardant bien de jamais le regarder directement.

Pendant ce temps-là, la mère avait assisté avec effroi à toute la scène et semblait incapable de prononcer le moindre mot tant sa terreur était grande. Elle s'évanouit à son tour. Lorsqu'elle reprit connaissance, son époux était étendu sur sa couche, la sage-femme dormait sur une chaise et le vieux médecin chantait une berceuse à l'enfant qui semblait dormir paisiblement.

C'est ainsi que la jeune mère apprit de la bouche du vieil homme que son fils était atteint d'un mal étrange et que nul ne pourrait jamais le regarder dans les yeux, car ceux-ci avaient le pouvoir de rendre fou quiconque les verrait. La jeune mère pleura beaucoup, mais comme elle avait une grande force naturelle, elle remercia le ciel que son époux fut encore vivant et que son fils, qu'elle nomma Viktor, semblât en bonne santé. Elle promit donc au médecin qu'elle se garderait bien d'enlever le bandeau et apprendrait à son fils à faire attention à ne pas l'ôter lorsqu'il serait plus grand. Titubant sous le poids de la sage-femme encore abrutie par la drogue, le médecin s'en retourna vers le Palais, complètement secoué par la scène à laquelle il venait d'assister et qui défiait son intelligence. Les yeux du petit Viktor ne pouvaient pas exister et ce seul fait était tout bonnement impossible.

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Il y avait dans le petit Aloïs à ses six ans une énergie qui faisait plaisir à voir. Il était joli et heureux, souriait en permanence et soufflait tout autour de lui un vent de fraîcheur qui réjouissait les visiteurs et épuisait les résidents du Palais, car il faut bien le dire: Aloïs était loin d'être morose, ni même tout simplement posé. Il débordait d'idées et peu lui importait qu'elles fussent logiques ou raisonnables, il les laissait s'exprimer tout haut et elles semblaient à leur tour susciter son propre émerveillement. C'était ainsi un cycle qui n'en finissait pas, un cyclone grimpant sans cesse vers de nouvelles hauteurs. Le jeune Prince était une véritable tornade. Un matin, il se réveilla plus excité encore qu'à l'habitude et courut dans les bras de sa mère en lui racontant à toute vitesse le contenu de son rêve de la nuit.

Il avait rêvé d'un coffre qu'il avait déterré, puis ouvert et qui contenait une couleur. Mais pas n'importe laquelle: une couleur qui n'existait pas. Sa mère lui demanda alors à quoi ressemblait cette couleur, si elle brillait, si elle était sombre, nacrée, profonde ou légère, tendre ou riche, translucide ou opaque, claire ou foncée et Aloïs resta penaud. Il était incapable de dire à quoi elle ressemblait et pour cause: si elle n'existait pas, c'est bien parce qu'elle n'était composée d'aucune des couleurs connues. Il resta ainsi pendant de longues minutes, cherchant à décrire l'indescriptible devant sa mère qui secouait la tête avec tendresse et un vague air condescendant. Cela n'échappa pas à Aloïs qui, pour la première fois depuis sa naissance se mit à pleurer à chaudes larmes. Dans ses hoquets, il répétait que cette couleur existait bel et bien, puisqu'il l'avait vue! Mais la Reine, désarçonnée par la détresse de son petit garçon ne sut pas comment le consoler et elle fit alors ce que tous les parents font lorsqu'ils ne savent pas quoi dire et qui est aussi ce que tous les monarques font pour résoudre les problèmes sans solution de l'état: elle se contenta de dire à Aloïs d'aller jouer plus loin et de se changer les idées.

 

Confus et contrarié, le petit garçon fit le tour du Palais Royal, alla voir les Savants, les Erudits, les Courtisans et les Servants et il leur raconta à tous son rêve, mais chacun dans sa logique répondit la même chose : ‘Voyons jeune Prince, c’est tout à fait impossible !’. Aloïs retourna donc dans sa chambre et n’en bougea pas de la journée, ni davantage les jours suivants. On s’inquiéta pour sa santé et on fit venir le seul médecin qui était disponible à ce moment là dans le Palais et qui n’était autre que le vieux médecin qui l’avait mis au monde. On disait qu’il était devenu un peu fou et que l’âge n’arrangeait rien, mais il écouta avec beaucoup de patience le rêve d’Aloïs et conclut que sur sa foi, si cette histoire de couleur était hautement improbable, elle lui plaisait pourtant bien et qu’il aimerait beaucoup voir pareille couleur un jour. Il ajouta même qu’une couleur impossible le rendrait sûrement complètement fou, mais qu’au point où il en était, il ne risquait pas grand-chose ! Réconforté par les paroles du vieil homme, Aloïs finit par ne plus trop penser à cette histoire en se disant qu’il trouverait bien un jour le moyen de convaincre tout le monde de ce qu’il avait vu en rêve.

 

De l’autre côté de la muraille et pendant huit années, la mère de Viktor qui était devenue veuve s’échina à inventer une potion qui permettrait à son fils de vivre normalement et de jouir de sa vue. Elle était un peu sorcière et avait compris en jetant quelques furtifs coups d’œil sous le bandeau que le problème serait sûrement résolu si elle parvenait à altérer la couleur des yeux de son fils, car ils brillaient bien trop et d’un bien trop étrange éclat. Elle chercha donc un moyen de les opacifier en mélangeant toutes sortes d’herbes et de racines plus vilaines les unes que les autres. Un beau jour une de ses recettes, une mixture à la couleur affreuse, donna pourtant le résultat voulu. Elle retira donc le bandeau de Viktor après lui avoir administré sa potion et découvrit pour la première fois en pleine lumière le visage de son fils. Qu’il était beau ! La joliesse de ses traits compensait largement la vilaine couleur de ses iris. C’était aussi pour lui la première fois qu’il voyait le monde et il y posa un regard si gourmand et si passionné, si curieux et si joyeux, si doux et si intelligent que sa mère l’embrassa tant et tant de fois qu’elle y serait encore aujourd’hui s’il n’avait fallu que tous deux recommencent à se nourrir.

 

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Les deux garçons grandirent ainsi, Aloïs cherchant obstinément en solitaire un moyen de capturer la couleur de ses rêves et Viktor, cherchant dans les beautés du monde à compenser les huit années qu’il avait passées dans le noir.

 

 

Aloïs avait quinze ans lorsque la Reine sa mère évoqua pour la première fois le fait qu’il lui faudrait bientôt se marier. Elle et son fils s’aimaient très fort, mais ne s’entendaient pas très bien, car ce dernier lui en voulait beaucoup de ne pas le croire à propos de son rêve. Aloïs, qui était complètement obsédé par cette couleur impossible et s’était mis pour ça tous les Erudits et Savants de la Cité à dos, déclara à sa mère qu’il refusait de se marier à moins que la personne qu’il épouse ne soit dotée d’yeux de cette couleur. La Reine essaya de le ramener à la raison et tous les habitants du Palais Royal s’y employèrent aussi, mais rien n’y fit. Aloïs se sentait de plus en plus seul et lorsque sa mère décida de lui présenter tout de même de bons partis, pensant qu’il reviendrait sur sa décision devant un joli minois, il s’enferma bien davantage encore dans son obsession et refusa tous les soupirants et soupirantes qu’on lui présentait.

Désespérée, la Reine demanda à ses Savants de trouver coûte que coûte un moyen de muer les yeux d’un quidam en une couleur qui était impossible ou du moins improbable. Devant leur échec, on sollicita même les savants fous qui vivaient hors de la Cité et qui seuls avaient l’imagination nécessaire pour concevoir une pareille chose. Mais eux-mêmes, aussi fous fussent-ils, ne parvenaient à rien.

Le vieux médecin était un bon ami de la Reine Il était fort mal en point du fait de son vieil âge et de sa sénilité croissante, mais il demanda audience un jour pour lui parler d’une sorcière de ses amies qui avait découvert la recette d’une potion permettant de changer la couleur des yeux d’une personne. Il ajouta qu’avec cette potion pour base, il suffirait alors aux Savants de se concentrer sur une façon de créer une couleur impossible. Sceptique mais désespérée à l’idée de ne jamais être réconciliée avec son fils, la Reine fit mander la sorcière en question, qui n’était autre que la mère de Viktor.

 

Viktor et sa mère vinrent donc au Palais pour présenter aux Savants la recette de la fameuse potion. En remerciement pour leur service rendu au Royaume, on leur proposa de venir s’installer à la Cour, où la mère pourrait vaquer à ses activités de sorcière tandis que Viktor serait employé au Palais comme garde et serviteur du jeune Prince. Tous deux saisirent avec enthousiasme cette chance de quitter leur petite masure qui était bien grise et bien isolée.

 

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Au moment où Viktor entra au service du Prince Aloïs, ce dernier passait ses nuits à espérer rêver à nouveau de la couleur impossible, et ses journées en la compagnie forcée de soupirants et soupirantes venant de toutes les pointes de la rose des vents. Il ne pouvait pas nier que certains et certaines étaient tout à fait charmants, mais lorsqu’il abordait avec eux la question de son rêve, ils avaient tous sans exception cet air condescendant qui l’avait déjà tant meurtri lorsqu’il l’avait reçu de sa mère, alors qu’il n’était pas plus haut que trois pommes. Aloïs commençait à se croire un peu fou, mais cela n’entama en rien sa détermination à prouver ses dires, bien au contraire.

Il y eut une période assez amusante dans le Palais Royal, durant laquelle les Savants, équipés de la recette de la mère de Viktor, mirent au point toutes sortes de potions destinées à teinter les yeux des prétendants et prétendantes du Prince. On vit défiler les yeux roses, dorés, couleur arc-en-ciel, les iris à pois pourpres ou à rayures translucides, mais l’effet qui en résultait n’avait rien d’impossible, car, on en a la preuve quotidiennement, le ridicule est résolument tout à fait possible.

 

Viktor ne connaissait rien de son histoire si ce n’est qu’il était malade et devait prendre tous les jours la potion que sa mère lui avait appris à préparer. Il passait ses journées à observer avec curiosité et perplexité les allées et venues de tout le petit monde qui se relayait dans les appartements du Prince. Il ne comprenait pas très bien ce qu’Aloïs reprochait à tous ces jeunes gens et jeunes filles qui avaient tous plus d’esprit et étaient tous plus beaux les uns que les autres, même ceux dont les yeux avaient été altérés par les expérimentations malhabiles des Savants. Lui-même aurait bien aimé troquer ses vilains yeux contre n’importe lesquels d’entre les leurs. En tant que son serviteur et garde, il partageait beaucoup de moments avec Aloïs et lorsque après quelques semaines ils devinrent assez camarades pour qu’il pût se le permettre sans risquer de réprimandes, Viktor demanda tout de go à Aloïs pourquoi il rejetait ainsi tous ses prétendants. Aloïs lui raconta alors son rêve, la couleur impossible et son désir de parvenir à la capturer pour que tout le monde sache enfin quelle était la couleur des yeux de la personne qu’il épouserait et que surtout, tous se rendent compte que cette couleur existait bel et bien.

 

Viktor, qui était d’une spontanéité parfois dangereuse, demanda à Aloïs s’il ne pensait pas que cette couleur pourrait le rendre fou en arguant qu’il y avait sûrement une bonne raison pour qu’une telle couleur n’existât pas. Aloïs répondit avec humeur ‘Mais ne crois-tu pas que je suis déjà devenu fou en la voyant?! Je cherche une couleur qui ne peut pas exister et à laquelle ma logique me défend de croire ! Pourtant je la cherche encore et j’en perds le sommeil et je suis convaincu, en dépit de mes raisonnements les plus sages que je parviendrai à la capturer. Si ce n’est pas déjà être fou, ça, je me demande bien ce que cela peut-être !’

 

Malgré sa colère, il était pourtant terriblement touché que Viktor ne lui dise pas que cette chose était complètement saugrenue ni ne cherche à le raisonner. Au contraire, Viktor le regardait avec de grands yeux émerveillés et curieux. Il pensa que c’était probablement par respect de son rang que Viktor s’était tu face à lui et feignait la compréhension, mais il ne voulut pas en avoir la confirmation. En réalité, il trouvait Viktor très aimable et savait trop bien ce qu’une chamaillerie sur ce sujet le conduirait à faire. Il chasserait son serviteur et demanderait un garde de remplacement, or il n’avait pas du tout envie de se séparer de Viktor. Ce dernier était gentil, de charmante compagnie, plein de bonnes pensées et de jolis traits de caractère et agréable à regarder, si bien sûr l’on omettait ses yeux, qui avaient décidément une bien vilaine couleur.

 

Il ne fut plus question du rêve entre les deux garçons qui évitèrent le sujet autant que possible et devenaient à mesure que les jours passaient de plus en plus proches, tant ils étaient enthousiastes dans leurs efforts de parler de mille autres choses et reconnaissants mutuellement de ces efforts.

 

Une nuit, à la grande frayeur de Viktor qui faisait son tour de garde dans un coin de la pièce, Aloïs se réveilla en sursaut, regarda tout autour de lui avec fièvre, empoigna la boîte à musique qui était sur sa table de chevet et se rendormit aussitôt en la serrant contre son cœur. Quelques instants plus tard, devant Viktor hébété, il se réveilla à nouveau en poussant des cris de victoire : à l’en croire, il avait enfin rêvé de nouveau à cette fameuse couleur impossible et était parvenu à l’enfermer dans la boîte à musique. En voyant Aloïs serrer avec passion la boîte entre ses mains, Viktor ne put s’empêcher de lui demander s’il pouvait la voir. Aloïs était prêt à ouvrir la boîte, mais il fut pris de terreur en pensant que la couleur pourrait s’échapper et qu’il perdrait ainsi sa seule chance de prouver à toute la Cité qu’elle existait bel et bien. Lui et Viktor sortirent donc au petit matin pour aller enterrer la boîte à musique au pied d’un massif de fleurs, bien en sécurité quelque part dans le jardin. Le matin même, Aloïs alla demander à la Reine sa mère qu’elle lui accorde une audience publique et que l’on rassemblât toute la Cité et les émissaires étrangers à cette occasion : lui, futur Roi de la Cité des Erudits, avait capturé la couleur impossible et désirait la montrer au plus de monde possible afin que l’on sache enfin à la ronde de quelle couleur devraient être les yeux de la personne qu’il épouserait.

La Reine, affligée, fut alors tout à fait convaincue de la folie de son fils. Désirant lui éviter l’humiliation publique au-devant de laquelle il courait avec son histoire à dormir debout, elle refusa d’accéder à se requête et lui conseilla une fois de plus d’aller se changer les idées. Elle le confia à Viktor qui lui semblait être un jeune homme tout à fait raisonnable et prit à son tour le chemin de ses appartements pour aller pleurer à l’abri des regards. Elle aimait son fils plus que tout, mais elle était tout autant persuadée qu’il avait perdu la raison et il n’y avait pas de divertissement ni ne parole sensée, ni poème ni théorème, ni musique ni arithmétique qui purent suffire à la consoler de sa grande tristesse.

 

Aloïs tomba très malade. Son moral fendu de toutes parts semblait ne jamais pouvoir se réparer. On fit appeler un médecin, et le premier à répondre à l’appel fut le vieux médecin-Erudit qui avait vu naître les deux jeunes gens. Viktor restait au chevet d’Aloïs sans savoir que c’était lui qui faisait le plus souffrir le jeune Prince. En effet, Aloïs était tiraillé de toutes parts. Il était malheureux que sa mère et que tous les habitants de la Cité le croient fou mais ne pouvait prendre le risque de perdre sa seule chance de prouver le contraire en ouvrant la boîte à musique devant une seule personne. La couleur se serait alors échappée et il n’aurait plus eu la moindre chance de montrer qu’il était sain d’esprit. Pire : il risquait d’entraîner cette autre personne dans sa folie et il ne pouvait se résoudre à cela. Il était aussi malheureux de n’avoir jamais rencontré personne qui ait les yeux de la couleur impossible, car il savait qu’il ne pourrait pas aimer complètement quelqu’un d’autre. Mais plus que tout, il était malheureux de ne pas pouvoir épouser Viktor, car cela serait revenu à admettre devant la Cité qu’il avait été fou, et aussi à attirer le jeune homme dans un amour qui n’était pas équilibré. Il manquait à Viktor des yeux de la couleur impossible pour qu’Aloïs fût certain de savoir l’aimer éternellement, or ses yeux étaient d’une couleur si vilaine que le Prince se savait incapable de lui promettre un amour sans faille.

 

Les jours passèrent. Viktor et le vieux médecin, qui n’avaient jamais l’un l’autre semblé si graves, veillaient auprès d’Aloïs dont les forces déclinaient à vue d’œil. Se sentant tout près de mourir, il avoua à Viktor sa grande lâcheté. En apprenant que c’était lui-même, en inspirant à Aloïs cet amour impossible, qui avait précipité son déclin, Viktor se mit à pleurer. Il pleura ainsi pendant des heures et des heures, soupirant et sanglotant, pleurant encore et encore, tant et si bien que la potion partit en larmes par grands filets sur ses joues jusqu’à ce qu’il n’en restât plus rien dans ses yeux. Aloïs était médusé : les iris de Viktor irradiaient sous ses paupières baissées et rougies de cette couleur qu’il avait passé des années à chercher dans ses rêves, cette même couleur qui était enfermée dans une boîte à musique au pied d’un massif de fleurs. Le médecin contemplait la scène avec étonnement, allant de Viktor à Aloïs en secouant la tête comme un dément. Au moment où Viktor, qui était encore tout à son chagrin, leva des yeux désespérés sur lui pour chercher un peu d’aide, le vieil homme comprit tout. Son visage se fendit d’un large sourire, car il savait très bien qu’il allait devenir complètement fou s’il soutenait encore le regard du jeune serviteur, mais il en était ravi : lui, médecin-Erudit que l’on prenait pour sénile, avait été un des premiers à voir la couleur impossible, il avait aussi assisté aux naissances des deux futurs Rois de la Cité des Erudits et il serait, rien qu’en devenant fou, celui qui permettrait aux deux jeunes gens de tout comprendre et de joindre leurs intelligences pour trouver la solution qui les mènerait à leur destinée ! Mais déjà, le vieil homme balbutiait des inepties en langues mortes et roulait des yeux et des bras en tous sens. Il finit par s’évanouir, son vieil organisme avait été mis à rude épreuve et n’avait plus même la force de répondre à sa démence. Dans son coma, il avait pourtant la mine réjouie et sereine de qui a accompli de grandes et belles choses.

 

Viktor était terrifié, mais Aloïs comprit immédiatement ce qu’il se passait et retrouva forces et couleurs en un éclair. Un sourire aux lèvres, il se contenta de dire à Viktor qu’il avait eu raison lorsqu’il avait dit que cette couleur impossible rendrait fou quiconque la verrait. Lorsque le jeune Prince eut expliqué toute l’affaire à Viktor et qu’ils eurent passé un long moment à s’enthousiasmer de leur chance, Aloïs se leva et voulut emmener immédiatement Viktor devant la Cour afin d’annoncer qu’il avait rencontré celui qu’il voulait épouser mais Viktor l’arrêta dans son élan. L’accablante réalité leur revint à l’esprit : Aloïs ne pourrait pas épouser Viktor tant que le regard de ce dernier menaçait de plonger le Royaume dans la démence.

Ils restèrent des heures entières à réfléchir. Aloïs perdait son sourire à mesure que le temps passait et que les solutions toutes plus mauvaises les unes que les autres s’épuisaient dans son esprit surmené.

C’est alors que Viktor fut frappé de génie. Il rappela au Prince que lui n’était jamais vraiment devenu fou à cause de la Couleur Impossible et ce sans doute parce qu’il l’avait découverte en rêve. Que se passerait-il alors si tout le Royaume rêvait de la Couleur Impossible ? Sans doute tout le monde serait également immunisé contre ses effets destructeurs ? ‘Un rêve collectif ?’ soupira Aloïs ‘C’est presque aussi impossible que la couleur de tes yeux.’ Et il se mit à pleurer. Mais Viktor sécha ses larmes et saisit son bras. Ils sortirent tous deux des appartements du Prince et en prenant bien garde de ne croiser le regard de personne sur le chemin, Viktor conduisit le Prince dans les jardins, jusqu’au pied du massif de fleurs où il déterra avec empressement la boîte à musique qui était restée là.

‘Les rêves ne sont jamais que des pensées mon Prince’ sourit Viktor ‘et les pensées, la Cité des Erudits en a fait sa spécialité !’ Comprenant là où Viktor voulait en venir, Aloïs, gonflé d’un soudain espoir, le suivit jusqu’au cœur du Palais, jusqu’au sommet de la tour des Savants, là où trônait la merveilleuse machine à saupoudrer les pensées. A l’unisson, ils ouvrirent la boîte à musique et versèrent son contenu d’une traite dans la machine. Les alentours furent immédiatement aspergés d’une pensée nouvelle qui ne contenait rien d’autre qu’une couleur, une couleur qui brillait ou non, qui était peut-être sombre, nacrée, profonde ou légère, tendre ou riche, translucide ou opaque, claire ou foncée, bref, une couleur que personne n’aurait pu imaginer parce qu’elle n’était le résultat de rien de connu. La Reine, qui pleurait toujours dans sa chambre, s’interrompit à cette pensée et voulut subitement trouver son fils et le caresser de mille paroles tendres et d’autant d’excuses. Les Erudits et les Savants restèrent penauds, et un peu sots aussi, devant cette découverte qu’ils avaient été incapables de faire eux-mêmes. Les Courtisans, les Serviteurs et les habitants des abords du Palais Royal s’immobilisèrent pour contempler cette nouvelle pensée, qui se propagea dans tout le Royaume.

 

 

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On célébra les noces du Prince Aloïs et de Viktor, qui purent ainsi régner longtemps en monarques bienheureux sur le Royaume de la Cité des Erudits sans qu’aucun de leurs sujets ne devienne jamais fou.

 

 

 

Votre conteur se retrouve bien frustré. Il vous a narré l'histoire d'une chose qu'il n'est pas en mesure de vous prouver car cette Couleur, je voudrais bien vous la montrer, je le voudrais vraiment, mais comme vous n’avez jamais vécu dans la Cité des Erudits, dans le périmètre de la machine qui arrose de pensées, vous deviendriez fous à  coup sûr…

 

 

 

 

FIN

 

 

 

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26 novembre 2010 5 26 /11 /novembre /2010 04:50

 

 

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Aliénor était triste parce qu'elle était seule. Pour un meilleur effet tragique, on aurait pu dire qu'elle était très malheureuse, parce qu'elle était très seule, mais cela aurait été bien incorrect et bien injuste envers tous ceux qui étaient dans sa vie.

En réalité, Aliénor n'était pas seule du tout: elle avait encore ses parents et tous ses grands-parents, elle avait un grand frère, des brouettées d'amis de tous âges et de tous milieux, des collègues gentils à la librairie, des collègues idiots aussi (et il s'agissait souvent des mêmes), elle avait enfin une vieille voisine dont le petit chat blanc, Gabardine, venait souvent dormir sur son paillasson. Pourtant, malgré les voisins, les collègues, les amis et la famille, Aliénor se sentait seule.

 

Lorsqu'elle rentrait chez elle, elle lisait son courrier, se faisait à manger en écoutant un disque et s'asseyait enfin dans un grand fauteuil bleu. Parfois, elle lisait, mais plus souvent encore, elle réfléchissait et lorsqu'elle s'y mettait, sa grande solitude lui sautait aux yeux.

 

Elle aurait aimé avoir auprès d'elle quelqu'un avec qui elle aurait pu partager les bonnes choses comme les mauvaises, jusqu'au moindre soupir: une phrase dans ce livre, la forme amusante qu'avait prise un nuage plus tôt dans la journée, cet accord compliqué qui la faisait trembler, le goût de brûlé de ses courgettes au four, les météores et la pêche au filet.

 

 

Elle aurait aimé avoir auprès d'elle quelqu'un qui lui irait comme un gant. Ses amis et les quelques amoureuses qu'elle avait pu avoir jusque là, ne lui étaient jamais allés que comme des mitaines: ils lui tenaient chaud, au coeur et à l'esprit, mais laissaient toujours un petit morceau d'elle glacé et sans protection. Tous semblaient trop petits pour la contenir et ce n'est guère surprenant, parce qu'Aliénor avait, malgré saon apparente simplicité, un esprit un peu grand et très éparpillé. Elle vivait sans folies mais était compliquée: elle aimait tout trop fort, réfléchissait à tout et se perdait souvent dans les profonds tiroirs qu'elle avait à la fois dans la tête et le coeur.

 

Dans son grand fauteil bleu, elle pensait à cela et le plus agaçant pour elle était bien de se dire que c'était très normal: une personne qui lui irait parfaitement, comme un gant, était impossible à trouver. Elle connaissait les statistiques et la diversité, la chance et les probabilités et le résultat des calculs était toujours le même: il allait lui falloir se contenter de mitaines. Alors elle buvait une grande gorgée de chocolat chaud aux épices et se disait qu'au fond, elle était déjà très chanceuse d'avoir ce qu'elle avait. Elle changeait de disque et lisait jusqu'à tomber de fatigue dans son fauteuil. Puis, elle se réveillait en retard pour aller au travail et se préparait en hâte. Une nouvelle journée commençait alors, différente en tout, mais qui serait semblable à la veille dès qu'elle s'installerait de nouveau dans son grand fauteuil bleu.

 

Aliénor était abonnée à un journal qu'elle ne lisait pas: elle ne l'ouvrait que pour la page des bandes-dessinées dont elle et sa voisine étaient friandes, car il y en avait une qui racontait les aventures d'un petit chat blanc en tout point semblable à Gabardine. Ce jour là pourtant, elle ne trouvait pas les bandes-dessinées et commençait à pester lorsqu'elle tomba sur la page des petites annonces commerciales. En plein milieu, dans un joli encadré, son regard attrapa les mots suivants 'Assez de la solitude?' et il fallait qu'Aliénor se sentit vraiment seule et triste de l'être, car au lieu de refermer le journal, elle lut la suite.

 

'Assez de la solitude?

Essayez l'amour en conserve!

Il vous suffit de nous retourner le questionnaire en page 28 dûment rempli, et vous recevrez sous huit jours ouvrables une conserve contenant l'amour de votre vie, entièrement personnalisé, fabriqué avec le plus grand soin dans nos ateliers, livré avec son guide de mise en marche, tout cela pour le prix d'un litre d'eau, car l'amour est un produit naturel et vital pour lequel il serait honteux de réclamer une rétribution (payable en timbres à inclure dans l'enveloppe).

L'amour en conserve: la solution longue-conservation contre les solitudes tenaces!'

 

 

Aliénor resta estomaquée, ne sachant trop s'il s'agissait ou non d'un canular, puis elle éclata de rire et décida d'aller jeter un oeil au questionnaire indiqué.

 

Les questions étaient très étranges et portaient sur tous les sujets imaginables. Elle réfléchit longtemps, mais après avoir exploré toutes les conséquences possibles, elle ne trouva aucun argument valable pour ne pas essayer de passer une commande. Au pire, elle perdait du temps et quelques timbres, au mieux, cela fonctionnait et elle recevrait bien une conserve dans les semaines suivantes. Et même s'il on admettait qu'il fut possible de faire tenir une personne toute entière dans une boîte de conserve (ce dont sa raison doutait, mais elle ne s'arrêtait pas à cela), que risquait-elle? Au pire, elle aurait une amie de plus, au mieux, l'annonce tenait sa promesse et elle recevrait la personne dont elle avait toujours rêvé. Pourquoi ne pas essayer?

 

Elle répondit alors à toutes les questions, celles qui portaient sur les plats qu'elle préférait, celle qui lui demandait en quel animal elle aimerait être réincarnée, le parfum de son shampooing, la couleur des montures de ses lunettes de piscine, l'envergure de ses bras et les formes qu'elle aimait voir dans les tableaux abstraits. Il était précisé qu'elle devait répondre 'avec sincérité' et elle découvrit qu'il était difficile d'être sincère lorsque l'on parlait de soi. Néanmoins, elle remplit le questionnaire avec précision, ajouta trois timbres à son envoi et posta la lettre en riant encore. Une heure à peine après, elle vaquait à ses occupations habituelles.

 

Elle ne se souvenait plus du tout de cet épisode lorsqu'une semaine plus tard elle croisa le facteur dans l'entrée, en rentrant de ses courses.

Il lui apportait un colis très banal, qu'elle posa sur la tablette avec le reste de son courrier pour mieux l'ouvrir. Elle glissa une clef dans l'interstice, sous le ruban adhésif, et le petit paquet s'ouvrit sur un nuage de polystyrène rose. Elle y plongea la main et en sortit une grosse boîte de conserve flanquée d'un gros coeur, ainsi qu'une enveloppe bleue. Aliénor se mit à rire de bon coeur. Elle retourna la boîte de conserve dans tous les sens pour y chercher la date de péremption. 'Une amoureuse périmée' se dit-elle 'voilà qui serait fâcheux!' Et elle rit de plus belle.

Elle découpa l'enveloppe, survola la lettre et les instructions qui s'y trouvaient et ne regarda même pas le verso de la dernière page du livret. La première page expliquait comment faire 'germer' le contenu de la boîte. Elle posa le livret d'instructions et s'arma d'un ouvre-boîtes, vida le mélange que la conserve contenait dans une petite bassine qu'elle déposa au fond de sa baignoire, posa un tee-shirt et un jean sur le lavabo et partit s'asseoir sur son grand fauteuil avec un paquet de chips au vinaigre, gloussant encore de l'absurdité et de la drôlerie de ce qu'elle venait de faire. Si on en croyait le mode d'emploi, le lendemain matin, l'amour de sa vie devait se trouver à ses côtés, dans les vêtements qu'elle avait déposés à son attention, mais Aliénor se voyait déjà vider la bassine, en se moquant de sa propre sottise. Cela lui fit un pincement au coeur, car en vérité, elle espérait un tout petit peu que cette histoire farfelue fonctionnerait vraiment, mais elle n'y pensa plus et s'endormit, rêvant de boîtes de conserves chevauchant des chats blancs dans des océans de polystyrène rose.

 

Le lendemain, elle se réveilla comme à son habitude très à la traîne, ne remarquant même pas le plaid dont elle se découvrit et qu'elle n'avait pas mis elle-même la veille au soir, ni la bassine vide dans la baignoire tandis qu'elle se brossait les dents. Ce n'est qu'en passant dans l'entrée pour enfiler ses chaussures qu'elle remarqua à travers la petite ouverture communicante que la cuisine était allumée. Elle crut s'évanouir quand une petite voix dernière elle lui murmura 'bon courage pour ta journée ma jolie'. Elle se retourna vivement et se retrouva nez à nez avec une très belle jeune femme, qui lui tendait un gobelet de café noir à la cannelle (préparé exactement comme elle le faisait elle-même!) et qui portait son jean et son tee-shirt. Aliénor était déjà tout à fait en retard quand elle se décida à appeler le travail pour dire qu'elle ne viendrait pas.

 

Elle passa toute la journée à faire la connaissance d'Achika, mais était-ce nécessaire? Il lui semblait qu'elle la connaissait déjà et elle aimait beaucoup les points communs qu'elle se découvrait avec elle. Pourtant, la journée passa, et quinze autres après elle, pendant lesquelles peu à peu Aliénor se lassait d'Achika. Cette dernière était pourtant très belle, mais ne réservait guère de surprises et Aliénor réalisait avec tristesse qu'elle n'était pas amoureuse comme elle aurait dû l'être, parce qu'Achika ressemblait bien trop à ce dont elle rêvait le plus.

Aliénor reprit le travail. Bien sûr, elle était contente de rentrer et de cuisiner des courgettes brûlées avec Achika, contente aussi de pouvoir écouter son disque préféré en sa compagnie en sachant qu'elles l'aimaient autant toutes les deux et pouvaient en discuter, mais quelque chose clochait, Achika aurait dû lui aller comme un gant, mais malgré ça, elle n'était jamais qu'une mitaine...

 

Aliénor se sentait de plus en plus seule et malheureuse et Achika ne pouvait pas la réconforter, parce que le moindre des mots qu'elle utilisait pour consoler son amoureuse, Aliénor le connaissait déjà pour l'espérer très fort et cela ne faisait que renforcer sa tristesse. Achika n'avait nulle part où se tourner et ne pouvait que patienter auprès d'Aliénor, dans l'espoir que celle-ci l'aime un peu plus: elle avait été créée pour cela (elle n'en avait pas conscience pourtant) et tous ses souvenirs, même s'ils étaient artificiels (elle ne s'en rendait pas plus compte), lui rappelaient qu'elle avait attendu quelqu'un comme Aliénor toute sa vie. 

 

Un jour de grand désarroi, Aliénor chercha la boîte de conserve et l'enveloppe, qu'elle avait rangées dans un coin, et entreprit d'appeler le numéro d'urgence qui était inscrit en bas du dernier feuillet. Elle prit le téléphone, poussa un grand soupir et composa le numéro.

 

On lui répondit.

 

SAV l'Amour en Conserve à votre écoute?

 

'Bonjour' répondit-elle, 'j'ai un problème, je ne suis pas amoureuse de l'amoureuse que vous m'avez envoyée et...'

 

'...vous êtes mademoiselle Aliénor E.?' l'interrompit-on 'Nous attendions votre appel, qui aurait dû arriver deux semaines après réception de votre conserve, Etant donné le retard de ce dernier, j'en conclus que vous n'avez pas suivi correctement les consignes de mise en route inscrites au verso du dernier feuillet, veuillez vérifier je vous prie?'

 

Et Aliénor retourna le dernier feuillet et y vit une série d'inscriptions sous le titre 'procédure d'assortissement' qu'elle n'avait en effet pas remarquée auparavant. Elle balbutia sa confusion à son interlocuteur.

 

La personne au bout du fil ajouta 'suivez ces instructions à la lettre et cela devrait suffire à solutionner votre problème. Sans ça, il faudra que vous nous renvoyiez Achika et nous nous occuperons de sa réinsertion, en lui trouvant un nouveau foyer. Ceci dit, si tout se passe comme il faut, nous nous reparlerons normalement dans deux semaines.'

 

'Pourquoi donc?' demanda Aliénor, mais il était trop tard, on avait raccroché. 

 

Un peu sceptique quand au fait que les instructions qu'elle avait oublié de suivre pourraient la faire tomber amoureuse d'Achika, mais désespérée à l'idée que cela ne soit jamais le cas, Aliénor se résolut à exécuter la manoeuvre sans plus tarder. Tout ce charabia tenait à la fois de l'incantation et de la recette de cuisine et le mélange de mots et de mixtures devait prendre effet après une nuit de sommeil pendant laquelle elle et Achika devaient se tenir les mains sans se lâcher.

Cette nuit là, Aliénor serra si fort les mains d'Achika qu'elle crut mille fois entendre ses os craquer. Elle n'avait jamais réfléchi au fait qu'Achika, qui était arrivée chez elle sous forme de conserve, pourrait jamais en repartir, aller vivre une vie ailleurs, aimer quelqu'un d'autre, alors qu'elles se ressemblaient tant et avaient tant en commun et cette idée la travaillait. Achika, quant à elle, s'était vite endormie, soulagée de voir qu'Aliénor avait repris espoir en même temps que quelques couleurs.

 

Le lendemain, les deux jeunes femmes se réveillèrent enlacées. Aliénor ne comprenait pas ce qui s'était passé, mais sa lassitude semblait l'avoir quittée. En partant travailler ce matin là, elle se maudit d'avoir négligé si longtemps l'étape d'assortissement.

 

Les jours passèrent, Achika trouva un travail, rencontra des gens. Les moments qu'elle et Aliénor passaient ensemble étaient devenus merveilleux: chacune partageait avec l'autre ses trouvailles de la journée, elles contemplaient ensemble les nuages, riaient aux éclats, se chamaillaient, se consolaient mutuellement devant les films tristes au cinéma, jouaient avec Gabardine en rentrant du travail. La vieille voisine venait les voir et sermonait Aliénor qui le nourrissait d'une boîte de conserve. 'Mais vous savez madame Schmitt' disait Aliénor, un sourire aux lèvres 'les conserves préservent les saveurs et les vitamines et sont aussi nourrissantes et riches que les petits plats préparés, elles sont seulement plus ...pratiques!'

Seulement, en contrepartie du bonheur qu'elle éprouvait, Aliénor ressentait des choses étranges à l'égard d'Achika, des choses qu'elle ne comprenait pas et qui l'épuisaient. Lorsqu'elle peinait à la compréhension d'un papier administratif qu'il lui fallait remplir, Achika faisait le pitre derrière elle, ce qui d'abord l'agaçait beaucoup, mais elle finissait par rire elle aussi avant de s'y remettre, culpabilisant d'avoir perdu toute sa concentration mais le coeur plus léger. Elle ressentait des choses plus dérangeantes: de violentes douleurs dans le coeur l'assaillaient à chaque fois qu'Achika lui parlait d'un de ses nouveaux collègues, elle n'était tranquille à aucun moment de la journée, s'inquiétant sans cesse si elle n'avait pas eu de nouvelles sur ce qui pouvait lui être arrivé, ne parvenait plus à dormir si elle savait Achika loin d'elle et une multitude de petites choses du même genre, qui, deux semaines après avoir effectué la procédure d'assortissement, la poussèrent à rappeler le numéro d'urgence.

 

 

'SAV l'Amour en Conserve à votre écoute?'

 

'Il doit y avoir un dysfonctionnement dans votre système d'assortissement, je crois que j'y suis allée trop fort, j'ai dû mal doser les ingrédients de la mixture,  ou dormir trop longtemps après...'

 

'Examinons d'abord les symptômes' lui répondit l'opérateur. 'Elle vous fait rire sans raisons?'

 

'-Oui, mais ce n'est pas vraiment le probl...'

 

'-Vous n'êtes pas d'accord sur tout?'

 

'-Ca arrive, mais là non pl...'

 

'-Mmh... Je vois. Vous arrive-t-il d'avoir des nausées en pensant à des choses qui l'impliquent?

 

'-Oui, c'est ça. Pas contre elle, non, mais par rapport à des choses qu'elle vit et que je ne peux pas surveiller, sur lesquelles je n'ai aucun pouvoir.'

 

'-Des maux de ventre? Des angoisses?'

 

'-Ah, ça oui, ça arrive aussi.'

 

'-Elle vous fait pleurer, vous met en colère?'

 

'-Oui.'

 

'-Contre elle? Contre vous-même?'

 

'-Les deux. Mais contre moi, surtout...'

 

'-Très bien, très bien, je vois...'

 

'-Que faut-il faire? Il y a une potion? Une mixture? Un sortilège?'

 

'- Rien de tout ça. Bien sûr, si vraiment elle ne vous convient pas nous pouvons la rappeler et...'

 

'-Non, non, non, je veux juste une mixture...'

 

'-Il n'y a pas de solution.'

 

'-Mais comment? Pour résoudre le problème il faudra bien pourtant...'

 

'-Il n'y a pas de solution, parce que vous n'avez aucun problème. Vous êtes juste amoureuse. Très amoureuse. Naturellement très passionnée, vous avez longtemps été très seule et maintenant, vous êtes irrémédiablement très très amoureuse.'

 

'-Ce n'est pas la procédure d'assortissement qui aurait pu faire ça?'

 

'-En fait, mademoiselle E., il n'y a pas de procédure d'assortissement. Les incantations ne servent à rien et la potion n'est qu'un léger somnifère. Tout s'est passé depuis le début exactement comme le programme le prévoit. Nous vous avons donné la personne qui vous est le mieux assortie, faite pour vous combler et vous rendre heureuse. Vous avez réagi de façon tout à fait normale dans ce cas: vous ne lui avez trouvé que peu d'attraits puisqu'elle vous semblait irréelle et que vous la saviez déjà faite pour vous et vous seule, comme un rêve devenu réalité... Nous avons attendu que vous nous appeliez et à cette occasion, nous avons déclenché ce qui fait qu'une personne qui nous plaît en rêve devient une personne que l'on aime dans la réalité.'

 

'-Et comment avez-vous fait ça?' demanda Aliénor, troublée.

 

'-Eh bien, nous vous avons fait peur en vous faisant envisager la possibilité que vous pouviez la perdre...'

 

 

FIN

 

 

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17 novembre 2010 3 17 /11 /novembre /2010 21:52

On ne se demande plus depuis fort longtemps pourquoi le ciel est aussi peu clément dans les villes du Nord: des météorologues ont expliqué ce phénomène depuis des siècles avec beaucoup d'intelligence et les profanes n'ont aucune bonne raison de vouloir mettre à mal semblable logique.

 

Nous savons pourtant bien, dans le monde des contes et des légendes, dans celui des cosmogonies et des mythologies, que chaque démonstration scientifique a son pendant ludique. Si la poésie n'est pas étrangère aux sciences pures, il n'en demeure pas moins qu'elle est plus évidente sous la plume des faiseurs d'histoires. Sciences et légendes vont pourtant rarement main dans la main et être partisan des unes revient presque toujours à mépriser les autres.

Ici pourtant, même si nous l'ignorerons, c'est sans mépriser la raison que nous détournerons le regard un instant de la météorologie érudite pour le poser sur son pendant farfelu.

 

 

 

rhapsodie2-copie-1.jpg

 

 

 

Notre héroïne est demeurée sans nom pendant des millénaires. Personne ne l'avait jamais nommée parce qu'elle n'existait pour personne et de toutes façons nul n'existait non plus pour elle à qui elle aurait souhaité se présenter.

En réalité, on ne pouvait la voir, elle existait sous forme de particules dispersées dans l'immensité du ciel et l'arpentait dans toutes ses dimensions sans jamais s'arrêter nulle part. A l'instar de cette identité qu'elle n'avait pas, elle n'avait pas non plus de corps, c'est à peine si elle avait conscience d'elle-même, personne n'ayant non plus conscience qu'elle existait.

Elle était de nature indifférente, ne connaissant ni l'ennui, ni la fatigue, ni la douleur et encore moins les joies, les plaisirs et les passions.

 

On ignore ce qui se passa ce jour là: la friction de deux particules, un choc électrique, un sortilège lancé par une fée bienveillante, le hasard, le destin, un miracle de la science ou un miracle divin, toujours est-il que du néant qu'elle était jusqu'alors jaillit une étincelle qui la précipita dans le chaos le plus total.

Subitement, elle eut conscience d'être. 

Au même moment, alors que ses sens s'éveillaient un à un en provoquant en elle une infinité de bizarreries qu'elle n'identifiait pas, un vent taquin ou providentiel se mit à jouer avec les cheveux d'une jeune femme, quelque part, sur Terre. Son attention nouvellement née se porta sur ce mouvement, si joli et ces reflets, si charmeurs, jusqu'à ne plus pouvoir s'en détacher.

La jeune femme à laquelle appartenait la chevelure habitait dans une ville du Nord où elle menait une existence faite de travail et de promenades, d'amitiés éreintantes et de chagrins tenaces, de journées simples et de nuits agitées, une vie humaine en somme, mais notre héroïne n'avait jamais rien vu de plus extraordinaire que cette humanité-là et elle tomba instantanément amoureuse de la jeune femme, qui avait pour nom Rhapsodie. Il lui était impossible de prendre forme humaine, mais rien ne lui semblait plus important désormais que de demeurer au côté de Rhapsodie, alors elle rappella auprès d'elle toutes ses particules qui gambadaient encore librement aux quatre coins du ciel et tenta de se donner une forme qui lui permettrait de rester auprès de Rhapsodie sans être remarquée du reste de l'humanité. Elle prit pour modèle un cumulus qui passait par là et se ramassa en un petit nuage cotonneux qui se fondait assez bien dans le décor. Elle se posta juste au-dessus de la maison de Rhapsodie pour attendre qu'elle en sorte et avoir l'occasion de regarder une fois encore son si beau visage. D'autres nuages -des vrais ceux-ci, s'accumulaient alentours et il se mit à pleuvoir au moment même où Rhapsodie posa le pied hors de chez elle. Elle leva les yeux vers le ciel et, voyant le tapis de nuages gris qui se déroulait dans toutes les directions, elle s'exclama 'Ah! Malédiction!', puis dans un éclat de rire, elle repassa la porte pour aller chercher un parapluie.

Notre héroïne qui se cachait parmi les nuages était toute bouleversée, car elle croyait que c'était à elle que Rhapsodie s'était adressée. 'Je m'appelle donc Malédiction' murmura-t-elle. Elle sourit: elle avait désormais un nom.

 

Les mois passèrent et Malédiction qui s'était contentée les premiers temps de voir Rhapsodie dès qu'elle était à découvert avait bien vite ressenti le besoin de la voir tout le temps, aussi, elle se faisait brouillard et se collait aux vitres derrière lesquelles Rhapsodie vivait, travaillait et dormait. Lorsque cette dernière sortait, elle redevenait petit nuage et la suivait partout dans ses déplacements, enveloppant Rhapsodie dans son ombre.

En réalité, Rhapsodie n'avait plus guère envie de sortir et son moral était bien bas: dès qu'elle regardait par la fenêtre, un brouillard peu accueillant menaçait de la transpercer jusqu'à l'os si elle sortait et lorsqu'elle était contrainte de sortir pour rejoindre son travail ou aller faire une course, le temps était toujours nuageux. Même l'été qui était annoncé radieux sur tout le reste du pays n'était en rien meilleur pour elle: brouillard et nuages l'accompagnaient partout, alors qu'il lui semblait que le ciel était bleu pour tout le monde. Plusieurs fois, Rhapsodie partit même en vacances dans des pays chauds, mais Malédiction la suivait, flottant en l'air en un petit nuage, ne réalisant pas l'absurdité de sa présence dans certaines régions sèches et ensoleillées.

Dès qu'elle passait une porte, Rhapsodie levait les yeux au ciel et soupirait 'Ah! Malédiction...' et bien souvent, retournait d'où elle venait avec le front bas et l'air découragé. Malédiction était au comble du bonheur lorsqu'elle entendait son nom ainsi murmuré par celle qu'elle chérissait le plus au monde.

 

Malédiction voyait bien pourtant que son adorée souffrait d'un mal étrange et incurable, mais elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait et ne savait comment alléger sa peine. Le soir, elle se mit à se faufiler sous les portes et dans les interstices des fenêtres dans l'espoir de se rapprocher de Rhapsodie et de découvrir le mal qui la rongeait. Elle ne se doutait pas bien sûr que sa seule présence aggravait encore les choses: il ne fallut pas longtemps à Rhapsodie pour tomber malade et être terrassée par de fortes fièvres. Malédiction était désespérée et voulait apporter un peu de réconfort au corps transi de froid et de fièvres de la belle Rhapsodie. Une nuit, elle passa à nouveau sous la porte et alla se blottir tout contre elle, dans ses couvertures. Rhapsodie fut prise de tremblements violents et après une terrifiante crise de toux, elle retomba inerte sur son oreiller. Prise de panique, Malédiction resta immobile, près du visage de Rhapsodie, guettant sur ses traits le moindre signe de vie. Dans un délire comateux, Rhapsodie se mit à murmurer des phrases à peine intelligibles. 'Ah! Malédiction' disait-elle. Et cette dernière tendit l'oreille. 'Malédiction, tu me poursuis, j'ai si froid, si froid sans cesse... ce brouillard qui me prive des rayons du soleil... les courants d'air qui me glacent... plus j'ai froid, plus je me couvre, plus je me couvre et plus j'ai froid. Malédiction! Malédiction! Je vais mourir si tu ne me quittes pas.'

 

Malédiction comprenait lentement et avec horreur que c'était elle et elle seule qui avait causé la perte de celle qu'elle aimait pourtant plus que tout. Elle ne savait que faire, mais réalisait que la rémission de Rhapsodie n'était possible que si elle disparaissait tout à fait. Elle prit donc la résolution de partir, mais ne parvint pas à s'éloigner de Rhapsodie avant d'avoir trouvé quelque chose à lui laiser en souvenir de son amour. Elle glissa donc quelques particules de son coeur donc dans l'air que Rhapsodie respirait avec peine et ainsi amputée repartit par où elle était venue. Dans un long sanglot, elle redevint nuage, puis brume, puis particules, jusqu'à disparaître tout à fait et rejoindre son ancienne course dans l'atmosphère du Monde.

 

La chaleur regagnait Rhapsodie, le ciel était à nouveau bleu au-dessus de sa tête et le brouillard s'était totalement dissipé, mais elle ne guérissait pas pour autant. Elle sentait dans sa poitrine un grand vide qu'aucune de ses inspirations, même les plus profondes, ne pouvait jamais combler. Elle partit en voyage, tantôt dans des régions tropicales, tantôt en montagne, tantôt dans les déserts. Elle respira les airs les plus purs de la planète, mais jamais rien ne parvenait à amener sa rémission. Elle demeurait faible et fiévreuse, elle demeurait triste, elle demeurait vide.

Au terme d'un long périple qui l'avait épuisée et n'était pas même parvenu à ramener un peu de rose à ses joues, elle regagna son petit appartement, dans sa ville du Nord et s'accouda à la fenêtre, les yeux au ciel. 'Malédiction... Malédiction! Je ne guérirai donc jamais... Je suffoque et je meurs, quelque chose manque à mes poumons, quelque chose manque à mon coeur. Je préférais encore quand le ciel était gris: ce temps radieux me nargue et me rappelle combien je suis affaiblie et éreintée, combien je veux mourir, si le souffle ne me revient pas.'

Elle quitta sa fenêtre et se dirigea vers son lit où elle s'étendit, résolue à retenir sa respiration jusqu'à ce que la Mort vienne la chercher.

Entendant prononcer son nom par la voix tant chérie, Malédiction se précipita vers la maison de Rhapsodie. Elle arrivait trop tard: cette dernière avait déjà cessé de respirer. Déchiré par le chagrin, Malédiction se mit à voltiger dans la chambre, tournant en rond comme une démente, se cognant contre les murs, éraflant la tapisserie, décrochant les tableaux. Toutes ses particules étaient massées en un courant d'air compact et violent qui galopait sur les membres jeunes et inertes de la belle Rhapsodie, comme pour essayer de les ramener à la vie. Elle voulait se donner la mort, mais ne savait pas comment faire, ne savait pas même si cela lui était possible. Si Rhapsodie n'était plus, alors rien ni personne ne pourrait plus la séparer d'elle, il lui fallait trouver un endroit où se cacher, au plus près de son coeur, et où passer dans le secret le reste de l'éternité, un endroit où personne ne pourrait plus jamais la voir, ni la nommer.

Elle se souvint du morceau de son coeur qu'elle avait laissé à Rhapsodie le jour où elle l'avait quittée et il lui sembla approprié de le rejoindre. Elle prit son élan, s'engouffra dans les narines de Rhapsodie et chevaucha jusqu'à ses poumons.

 

La violence de ce courant d'air glacé ranima Rhapsodie qui n'était qu'évanouie.

Pour la première fois depuis des mois, elle respirait avec aisance, avec la sensation grisante que ses poumons allaient exploser. 'Malédiction!' hurla-t-elle, transie de bonheur. Et Malédiction, blottie au fond de ses poumons, ronronnait de joie.

 

Depuis lors, à chaque fois que Rhapsodie expire, son souffle se transforme en un brouillard épais qui se dissipe aussitôt qu'elle inspire à nouveau. Rhapsodie vit encore dans cette ville du Nord, où elle mène une existence faite de travail et de promenades, d'amitiés éreintantes et de chagrins tenaces, de journées simples et de nuits agitées, une vie humaine en somme, rendue tout à fait extraordinaire par la présence au plus près de son coeur d'une Malédiction résolument très amoureuse.

 

FIN

 

 

 



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2 octobre 2010 6 02 /10 /octobre /2010 05:18

 

 

 

Un quatorzième conte est en préparation officielle depuis le 23 Septembre, et ce n'est pas une ruse pour créer et ménager un quelconque suspense (!): vous pouvez suivre ladite préparation en ligne, sur mon blog de gribouillages.

 


 

Il vous suffit de cliquer sur l'image qui suit:



TaRDiS.jpg

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3 avril 2010 6 03 /04 /avril /2010 20:26

 

 

 

 

Ad-Luna.jpg

 



Au commencement, et ce n’est pas une invention de ma part : les ouvrages d’astronomie vous le diront, il y avait le Soleil. Ces mêmes ouvrages vous raconteront sa formation, vous diront comment un grand nuage de poussière, perdu dans le néant cosmique s’est ramassé sur lui-même sous l’effet de sa propre force de gravitation, faisant naître en son centre une grosse boule incandescente. Ils diront aussi comment et pourquoi les éléments restés en périphérie se sont à leur tour regroupés pour former les planètes et par là, comment un long cycle de collisions et de mises en orbite ont bricolé le Système Solaire que nous connaissons aujourd’hui et qui nourrit les rêves des scientifiques.

 

 

Mais je ne suis pas scientifique, je suis un conteur soucieux de vous épargner les fastidieuses explications qui vous rebutaient déjà en cours de physique : en tant que tel, je vous raconterai aujourd’hui une histoire un peu différente. Une histoire astrosubjective. Certes, c’est un mot inventé, mais il a été inventé avec justesse. Les données sont dans leurs grandes lignes issues des vraies sciences astronomiques, mais ce sont pourtant des sciences subjectives. Ne dit-on pas que la vérité scientifique la plus absolue s’entend à 99,999999...9% ? Les scientifiques sérieux eux-mêmes n’admettent-ils pas que certaines choses impossibles en apparence pourraient survenir ? L’astrosubjectivité, c’est une des vérités scientifiques comprises dans les 0,000000...1% restants, la vérité Imaginée.

 

 

Au commencement, donc, il y avait le Soleil, astre né du mouvement chaotique lové dans le Néant. Dans son remue-ménage auquel rien ne pouvait échapper, il a modelé les poussières en planètes et les a invitées à suivre la cadence. Il lui fallut des millions d’années pour s’entourer d’une Cour aux proportions respectables et tenter de l’organiser. Parmi les planètes créées, il y en avait une, la Terre, énorme et passionnée, explosant de toutes parts dans des jets de magma au rythme de sa passion, car le Génie Créateur du Soleil avait bien œuvré avec toutes ces petites boules qui évoluaient dans sa lumière et sa chaleur, mais elles étaient jeunes et fougueuses et terriblement indisciplinées. Beaucoup d’entre elles se cognèrent les unes aux autres, tombèrent amoureuses de leurs voisines et entrèrent en fusion avec elles. La Terre, qui avait fusionné depuis le commencement avec sa Planète-Soeur, se promenait sur son orbite dans l’insouciance la plus totale et ne craignait rien de ses semblables qui lui paraissaient trop petites pour représenter un danger. Les millénaires passant, elle gagna encore en confiance et parfaitement heureuse en elle-même, commença à durcir, conservant en son cœur bouillonnant toutes les raisons de son contentement. Mais elle était un peu dissipée (on aurait pensé qu’elle avait la tête dans la Lune si cette dernière avait déjà existé) et donc fort peu prudente : aussi ne vit-elle rien venir quand une planète voisine à la course véloce vint se jeter sur elle à l’intersection de leurs orbites. La collision, tout à fait sauvage, amputa la grasse Terre d’un énorme morceau de son corps qui fut éjecté dans l’Espace et qui devint la Lune : pour la première fois depuis des temps immémoriaux, la Terre se retrouvait célibataire, divorcée contre son gré de sa Planète-Soeur. Le Soleil, las de tout ce bazar et pressé de remettre un peu d’ordre dans son Système pour asseoir son autorité, ajusta les orbites de façon à ce que ce genre d’incident ne se reproduise pas. Désireux d’ajouter la Lune, qui était ainsi née de la Terre, à sa Cour, il voulut l’attirer vers lui et lui donner une orbite qui lui serait propre, autour de lui. Mais c’était sans compter sur le fort attachement que la Terre éprouvait envers ce morceau qu’elle avait perdu et qui était, elle l’avait compris bien vite en sentant la mélancolie qui la gagnait, son meilleur morceau. La Lune se plaça tout près de la Terre, réciproquement attirée par elle comme par un aimant, espérant ainsi pouvoir revenir auprès d’elle et retrouver sa place en son sein. Le Soleil lui aussi savait que la Lune était le meilleur morceau de la Terre et pour se venger de ne pouvoir attirer à lui ce joyau pur, il fit en sorte de les tenir éloignées l’une de l’autre par la force de son attraction. Il s’arrangea aussi, préparant pour elle une orbite complexe, pour qu’elle devint invisible depuis la Terre, hormis dans les moments où il l’éclairerait lui-même de sa lumière. La Terre aurait donc le droit de jouir de la beauté de sa Planète-Soeur, mais seulement par les grâces dispensées par le Soleil son rival.

 

Mais voilà, le Soleil était beau et brillant et la Lune, si pure et si aimante, ne résistait pas à sa lumière. Personne ne le pouvait d’ailleurs, pas même la Terre qui de son coin du Système était en proie à la pire des dualités : elle en voulait au Soleil de lui avoir ravi la Lune, mais ne pouvait s’empêcher de l’adorer et de se pâmer devant les beautés qu’il révélait chaque nuit en aimant de ses rayons ardents les mers et les cratères de leur bien-aimée. Elle aimait aussi le bonheur qui se lisait sur la surface de la Lune qui tantôt, dans son ciel nocturne, s’arrondissait de joie, se creusait en un sourire doux et chaleureux. Parfois même, et la Terre en pleurait d’émotion à chaque fois même si les occurrences étaient rares, la Lune était jalouse de voir les rayons du Soleil tenter de caresser et de charmer la Terre. Petite et fragile, elle s’interposait entre eux et embrassait dans l’ombre la surface de la Terre, lui murmurant en secret combien elle lui manquait et combien elle avait besoin de la toucher une fois encore, mais toujours elle devait repartir, attirée par cette orbite au mouvement inévitable animée par le Soleil...

 

 

La Terre se sentait seule et désemparée. Pour noyer son chagrin et son ennui, elle se mit à faire pousser toutes sortes de choses sur sa surface. Vinrent d’abord les plantes, puis les animaux, mais aucun de ses jouets ne semblait accorder à la Lune le dixième de l’attention et de l’amour qu’ils portaient au Soleil. Les fleurs se fermaient la nuit et les animaux s’abritaient pour dormir. Dans le silencieux sommeil de ses créations, la Terre soupirait qu’aucune n’aime la Lune autant qu’elle l’aimait elle-même. Elle créa bien les Hommes, mais ils semblaient partager les mêmes préoccupations et coutumes que les animaux et les plantes. Elle ne pouvait plus supporter cette commune indifférence à l’encontre de sa Lune bien-aimée. Tenant compte de la mortalité des Hommes, elle décida qu’un représentant femelle de chaque génération (car les femelles étaient plus sensibles à sa voix), recevrait le pouvoir de voir la Lune à travers ses propres yeux.

Sur Terre, à chaque génération, une jeune femme fut donc désignée pour voir la Lune avec les yeux de la Terre. Les premières élues attirèrent l’attention de leurs semblables sur l’Astre des nuits et certains, sous cette impulsion, lui vouèrent même un culte. Au fil des millénaires, la connaissance astrosubjective des temps passés s’était diluée et la jeune femme qui aimait la Lune autant que la Terre ne savait plus pourquoi, ni ne savait plus la voir autrement qu’éclairée par le Soleil.

 

Notre histoire commence à s’achever ici, le jour où une des Porteuses du Regard de la Terre, réveillée par la Terre elle-même, a su voir la Lune hors des rayonnements du Soleil.

 

La jeune femme dont il est question passait dans son époque pour une originale, une douce-dingue, une rêveuse. Le temps était révolu où les Prêtresses de la Lune inspiraient le respect. On disait d’elle qu’elle avait la tête dans la Lune et c’est bien en-dessous de la vérité car elle n’y avait pas que la tête : elle était entièrement absorbée par la Lune, au détriment de toute autre affection. La nuit, elle l’observait, aimait ses croissants, sa rondeur, sa blanche lumière et lorsqu’elle ne la voyait pas, se sentait seule et désemparée, comme la Terre jadis. Pour noyer son chagrin et son ennui dans la journée et lors des nuits sans Lune, elle fermait les yeux et entreprenait de la ressentir, où qu’elle soit, dans un hémisphère ou dans l’autre, éclairée ou non par les rayons du Soleil.

Un jour, la jeune femme ressentit pour de bon les mouvements lunaires, les marées, les tempêtes, les effets de son attraction sur les plantes et les bêtes, les effets de son attraction sur elle-même, sur ses rêves, sur son humeur. Pour elle, le Soleil, pourtant toujours aussi beau et aussi brillant, toujours aussi chaud pour ses semblables humains, n’avait que l’effet d’un soleil froid. Elle n’avait plus besoin de lui pour voir la Lune, pour l’aimer, pour s’abandonner à elle et entendre ses messages.

Douce-dingue, elle le devint plus que jamais : consacrant de plus en plus de temps à l’écoute de la Lune, elle témoigna des effets croissants de cette dernière sur la Terre : les marées de plus en plus hautes, qui faisaient déborder les mers de plus en plus souvent avec pertes et fracas, les humeurs des Hommes et des Animaux, de plus en plus extrêmes et sauvages, ses propres rêves, de plus en plus forts, dans lesquels parfois la Lune s’adressait directement à elle, lui disant que le Soleil ne la charmait plus tout à fait autant qu’avant et qu’elle aimerait revenir vers elle, vers la Terre, sa Planète-Soeur. Parfois, des cauchemars même, porteurs du message exactement inverse desquels elle se réveillait en sueur, brutalement mise en ébullition par une vague de rayons solaires triomphants.

 

La Terre avait usé sa Porteuse de Regard jusqu’à la corde en appuyant ainsi sa sensibilité et s’apprêtait à la relever de ses fonctions pour la soulager, quand subitement la Lune atteignit le sommet de son agitation. A travers le Système Solaire, sa plainte résonna, belle et déchirante comme la lame d’une épée. ‘Je dois choisir !’ hurla-t-elle, l’âme pétrie de peurs et de chagrin.

 

Le silence se fit.

 

Et c’est ici que je reviens à vous. Je vous ai un peu menti par omission, je suis un conteur qui n’en est pas tout à fait un, mais plutôt une sorte de reporter de l’astrosubjectivité, car la jeune Porteuse du Regard de la Terre est en réalité notre contemporaine et je la connais bien.

Le silence qui ‘se fit’ est en réalité toujours d’actualité et en ce moment, la Lune est recroquevillée sur elle-même, essayant de démêler les fils qui la tiennent en servage.

 

Si j’étais un vrai conteur, je prendrais un parti et vous donnerais une fin en conséquence, mais je ne suis pas capable de me décider sur la fin que je souhaite donner à ce conte astrosubjectif. J’ignore quel parti est le meilleur et mon affection pour la jeune Porteuse de Regard et pour la Terre qu’elle représente ne m’aide pas à trancher.

Je vais pourtant essayer d’être un conteur digne de ce nom en donnant à ce conte non pas une mais deux fins, les deux issues possibles à cet imbroglio imaginé à 0,000000...1%, et scientifique à 99,999999...9%.

 

Hyp. N°1 : La Lune se tourne vers la Terre et avec un regard plein de regrets, lui dit dans un souffle qu’elle veut conserver sa place dans le mouvement perpétuel de son orbite, toujours caressée et éclairée par le Soleil. Peut-être la Lune y trouvera-t-elle du contentement, peut-être parviendra-t-elle à détourner ses regards de la Terre et une fois sa place entièrement acceptée, cessera-t-elle de soulever les marées, de peupler les rêves et les humeurs de la Terre et de ses habitants, les laissant dans l’immobilité et figés dans un repos forcé. La Terre enverrait alors sa nouvelle Porteuse de Regard dans un prudent voyage sans halte vers les contrées que la Lune ne couvre pas et notre histoire se terminerait ici sans que nous détaillions davantage les suites de cette hypothèse au risque, toujours, de prendre parti.

 

Hyp. N°2 : La Lune embrasse le Soleil avec douceur, sachant qu’elle ne quittera jamais totalement son rayonnement. Mais elle rompt son orbite et se rapproche de la Terre. Cette perturbation astronomique engendre le Chaos, la Terre chavire sur son axe, ses polarités s’inversent et elle perd littéralement le Nord. La Lune est secouée mais la Terre qui l’accueille, bien que renversée, est grande et solide. Là encore, j’éviterais volontiers autant que possible de prendre parti, mais je suis après tout humain et n’ai pas signé de charte m’obligeant entièrement à l’impartialité... Par conscience professionnelle toutefois, je dirais seulement que le Chaos ne dure qu’un temps...

 

Entre ces deux fins, il appartient à chacun de choisir celle qu’il préfère, en toute connaissance de cause.

 

Pour l’instant, le choix appartient à la Lune...

 

Fin ?

 

 



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5 janvier 2010 2 05 /01 /janvier /2010 05:17

 

La Lune est perchée, haute dans le ciel d’encre.

A perte de vue, une poussière de glace s’étend de tous côtés, à peine démarquée de la ligne
 d’horizon par le faible scintillement de quelques particules en suspension, posées dans l’air
comme les petits corps de fées défuntes en lévitation.

Elle marche, ou plutôt flotte à quelques centimètres au-dessus du sol enneigé de la plaine, ses pieds
 nus laissent, vierge, le manteau blanc qui n’est pas même taché de son ombre.

Le silence est affûté comme la lame courbe et sensuelle d’un sabre, un silence que seuls peuvent 
générer les rêves et les apocalypses, un silence de solitude et de désolation : le silence de ces rêves 
mystiques où les dieux prennent les dormeurs à témoin de leurs genèses en leur soufflant au coeur 
les vagues d’un requiem muet.



Le sol se met à trembler : il semble que la peau de la terre est sous-tendue de milliers de mains 
soudain devenues folles. Ophélie sent son cœur vibrer en rythme, elle s’en rend compte maintenant: 
c’est en fait lui, duquel partent des milliers de fils d’argent, qui agite la toile de la vallée blanche.

Une violente douleur vient se loger dans son dos, entre ses omoplates, un crochet brûlant lui 
transperce le cœur. Ses mains, emmêlées dans les fils d’argent, se ferment subitement, la douleur est 
telle qu’Ophélie lève les bras au ciel, déchirant ainsi le manteau de glace de son paysage onirique. 
Entre les lambeaux du sol, elle entrevoit les rougeoyantes entrailles du Monde, fumantes et hystériques. 
Brillant comme un croissant de lune d’hiver, le crochet sort de sa poitrine, 
son cœur palpitant y est suspendu, plus mouvant encore que les laves sous ses pieds. Un grondement sourd et 
souterrain, partant du lointain, se rapproche rapidement, faisant éclater ce qui reste de glace dans 
son sillage. Mais Ophélie regarde avec tendresse son cœur qui bat encore, extrait de son thorax, à la 
mesure de l’ouragan sub-glaciaire qui approche : plus vite, plus fort… Il lui semble même qu’il 
grandit et tandis qu’elle se tient là, suspendue à un croissant de lune, elle ressent, plus qu’elle
n’a jamais ressenti en rêve ou éveillée.

 

Elle ressent la morsure du froid, la gifle du vent, elle ressent tressaillir des percussions croissantes, en 
prélude à une symphonie née du chaotique néant environnant. Le silence n’est plus silence, 
mais tumulte, le désert n’est plus désert, mais une jungle d’écorchures incandescentes.

 

Le grondement s’approche, faisant enfler le beau coeur empalé de la frêle Ophélie.

Dans un bruissement, tout s’éteint : la symphonie s’arrête. Le vent retombe, coulant en pluie de 
plomb sur la lave en fusion et pendant une fraction de seconde, plus rien n’existe, rien d’autre 
qu’Ophélie, qui ne sait plus si elle dort ou si elle meurt, suspendue au vide, attentive à tout ou rien, 
attentive à cette musique qui peut ou non reprendre.

La glace éclate, ouvrant la voie à des trombes d’eau jaillies des profondeurs de la Terre.


geyser.JPG


Sur la crête écumante de ce geyser plus violent qu’une tempête, trône une femme, une beauté vêtue 
des voiles bleus de ruisseaux de montagne, écoulés des glaciers somnolents, elle est coiffée des 
larmes versées pour l’amour d’elle. Claire, comme un cristal, grave comme un tombeau. 
La vision s’approche d’Ophélie et ses mains s’ouvrent, blanches comme le gel du matin sur l’arête 
des hautes herbes. Des dards semblent en remplacer les pores. 
Ophélie a peur. 
Du haut de son effroi, elle regarde la créature incrustée devant elle dans l’air noir des cieux, toute 
sertie de gouttelettes de glace. Elle a le sourire rond et froid et la volupté d’une sculpture de marbre, 
sa poitrine pourrait être faite de deux crânes d’enfants, longuement polis par les langues méticuleuses 
d’une meute de loups. Et ses épaules, deux opales certainement maudites. 


Le reste semble modelé dans une masse de chaux vive.
Ophélie frémit en voyant que les deux mains 
de l’apparition s’étirent avec avidité vers son cœur exposé. Elle s’attend à ce que mille lames le 
transpercent, à ce que mille dents la déchirent et c’est en se préparant aux froideurs de la mort 
qu’elle lève enfin les yeux vers la Dame du Geyser.

 

Quelle stupeur !

Un regard cousu de velours épais entre dans le sien, le posant près d’un âtre au creux duquel ondoie 
une flamme exhalant des effluves d’encens. Autour de son cœur, chaudes et cotonneuses, des mains 
délicates et expertes qui viennent retirer le pal lunaire de la cage thoracique d’Ophélie et y replacent 
la petite boule de chair carmine, étrangement apaisée.

 

L’apparition enveloppe tendrement Ophélie dans ses membres charnus et l’étend sur ce trône d’eau 
qu’est le geyser. Disparus, les crânes d’enfants, envolés les dards, évaporée la chaux : le marbre de 
sa peau est si chaud au toucher ; le sourire, toujours aussi rond, est devenu bourgeon de rose 
moussue. Les épaules et les seins de la divine apparition portent désormais, comme un bijou, un 
parfum, une caresse, l’âme sereine de la tendre Ophélie, qui s’y accroche comme au souvenir d’un 
jardin d’Eden que l’on n’a connu qu’en rêve. Et son cœur, son petit cœur palpitant, qui garde encore 
la cicatrice d’un pieu fait de lune, est tout recouvert des doigts ronds et délicats de sa Belle sauveuse.

 

Et c’est à ce moment que les larmes d’Ophélie, avant d’être rendues amères par la conscience de 
l’éveil, vont amoureusement coiffer la Belle Dame du Geyser.

Maintenant encore, aux premiers éclats de l’Aube, on aperçoit suspendus aux cils d’Ophélie et 
coulant le long de ses joues endormies, les mèches scintillantes de son amour, 
versées en une longue chevelure.







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NdlA: encore un texte exhumé, qui date un peu, mais dont la place est définitivement ici...


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